Comme il est désormais de coutume lorsqu’Orhan Pamuk est publié en France, la critique littéraire s’est montrée dithyrambique à propos de Cette chose étrange en moi (Pamuk 2017), son avant-dernier roman paru en 2014 en Turquie. De Balzac à Tolstoï en passant par Dickens ou Dostoïevski, les comparaisons élogieuses n’ont pas manqué d’encenser l’« envoûtante fresque, dans laquelle, une fois encore, Orhan Pamuk se penche sur l’histoire, le paysage, le souffle singulier d’Istanbul » (Télérama). Du récit fleuve construit autour des aventures de Mevlut, un téméraire petit vendeur d’une boisson traditionnelle autrefois populaire (la boza), la presse n’a toutefois retenu que ce qui est trop souvent perçu depuis l’étranger comme les principales forces de mutation du « Leviathan Istanbul », à savoir la montée de l’islam politique et « l’expansion tentaculaire » de la métropole.
L'objectif ici n’est pas de démontrer que ces transformations, certes réelles et constitutives de la trame fictionnelle du roman, prolongent une vision fantasmée d’Istanbul, manifestement devenue « monstruopole » (Pérouse 2017a, 2017b). Cet article cherche plutôt à souligner l’originalité d’un récit qui accorde une place centrale à l’électricité. L’économie générale du roman est en effet structurée autour de cette forme d’énergie utilisée comme le signe matériel marquant de la modernisation d’Istanbul et comme le nœud d’une épopée tragique entremêlant la vie de plusieurs personnages. Inspiré de rencontres provoquées par une coupure de courant réellement vécue en 1995 à Istanbul par l’écrivain, ce choix littéraire confère à l’électricité un statut de fil conducteur dans l’impressionnante métamorphose d’Istanbul entre la fin des années 1960 et le début des années 2010. Dans le roman, l’électricité apparaît tour à tour comme un symbole matériel distinctif de ce qui définit l’urbain, un marqueur d’urbanité d’une société entrée de plein fouet dans une ère de consommation généralisée et enfin comme un instrument de contrôle social et territorial.
Ce qui fait qu’une ville est une ville
Au milieu des années 1970, Mevlut n’est qu’un adolescent de quinze ans. Voilà quatre années qu’il a quitté son village natal dans la région de Konya pour rejoindre à Istanbul son père, un marchand de yaourt et de boza venu tenter sa chance en ville six ans avant son fils. Après le collège et avoir été initié aux subtilités du métier, Mevlut arpente seul une ville qu’il tente progressivement d’apprivoiser. Un beau jour, alors qu’il s’amuse à suivre dans les rues bondées de Beyoğlu une jeune femme dont la beauté lui avait déjà sauté aux yeux quelques mois auparavant, Mevlut prend conscience de ce qui a fondamentalement changé entre sa vie de néo-urbain et ses premières années passées au village :
"En ville, on pouvait être seul au milieu de la foule. Et ce qui fait qu’une ville est une ville, c’est justement la possibilité de se fondre dans la foule et d’y cacher son étrangeté." (p.133)
Pour celui qui se destinait à être berger, la ville est perçue comme un espace de liberté où l’anonymat permet de s’autonomiser en tant qu’individu d’une sphère de dépendance et de solidarité familiale. Ce constat sociologique, assez classique, n’est toutefois pas premier. Il succède aux impressions immédiates que la migration et le contact originel avec Istanbul lui ont durablement laissées. Ce qui fait qu’une ville est une ville pourrait-on dire alors, c’est la matérialité, en particulier électrique, d’un paysage qui se dévoile aux yeux d’un innocent rêveur mesurant combien son monde familier s’éloigne de celui qu’il découvre à Istanbul depuis la gare d’Haydarpaşa, un soir de l’été 1969 :
"Dans le monde qui apparaissait à la fenêtre du train, il y avait infiniment plus de gens, de champs de blé, de peupliers, de vaches, de ponts, d’ânes, de maisons, de montagnes, de mosquées, de tracteurs, d’inscriptions, de lettres, d’étoiles et de pylônes électriques que Mevlut n’en avait vu durant ses douze ans d’existence. Le défilé des poteaux électriques qui se succédaient à grande vitesse lui donnait parfois le vertige […] (p.63)
La rive européenne était tout illuminée. L’image qui s’imprima pour toujours en lui ne fut pas celle de la mer, mais ces lumières qu’il découvrait pour la première fois de sa vie." (p.64)
Malgré le choix effectué par Orhan Pamuk de ne pas décrire la précarité des conditions de vie des campagnes anatoliennes, le lecteur comprend vite que les « signes d’enrichissement et de l’essor du pays » (p.28) qu’incarnent entre autres choses les pylônes électriques, n’ont pas encore atteint Cennetpınar, le village de Mevlut. L’émerveillement suscité chez ce dernier par les lumières d’Istanbul, les câbles et pylônes électriques coiffant les collines de la ville en cours d’urbanisation, est le produit d’une politique nationale d’électrification impulsée au début des années 1950 par le gouvernement Menderes. Hérité du projet kémaliste d’industrialisation et de consolidation du jeune État-nation, le volontarisme étatique mis en œuvre pour électrifier le pays repose d’emblée sur ces deux piliers du développement : diffusion du progrès techno-infrastructurel et conception égalitariste du service public en réseau universellement accessible aussi bien dans les espaces urbains que ruraux. À l’échelle d’Istanbul, l’intervention croissante de l’État sur le système électrique s’établit dans un contexte d’augmentation importante de la population urbaine. Cette pression démographique constante jusque dans les années 1990 est la raison principale expliquant le décalage persistant entre l’extension des infrastructures et la dynamique d’urbanisation non-réglementaire. Pour qu’il « n’aille pas s’imaginer que la vie à Istanbul est facile », Mustafa Karataş racontera à son fils Mevlut, qu’à son installation en 1963 dans le quartier de gecekondu de Kültepe, « nulle part il n’y avait d’électricité, de canalisations d’eau ni de réseau d’égouts » (p.71). Malgré l’ampleur du défi, force est toutefois de constater la relative rapidité avec laquelle le réseau électrique s’est déployé. Son universalisation est quasiment achevée à la fin des années 1980, y compris dans les quartiers informels qui accueillent la majorité des 6 millions d’habitants que compte alors la métropole.
Peu de choses ont néanmoins été écrites sur les conditions de diffusion et de régulation de l’électricité dans les quartiers urbains non-réglementaires en Turquie. Dans ces espaces marqués par de multiples privations, on imagine que l’électrification a suivi un schéma de développement similaire à celui des grandes métropoles pauvres : les raccordements étaient initialement réalisés sous le mode de l’illégalité avant que le service ne fasse l’objet d’une régularisation progressive. Cette trajectoire d’urbanisation des modes de vie passait néanmoins par une allégeance symbolique au pouvoir discrétionnaire de l’État et des élus locaux qui pouvaient utiliser le réseau comme un instrument de régulation sociale et/ou sécuritaire afin d’anticiper l’émergence des tensions résultant d’une forte concentration de pauvreté et de contrôler la montée des revendications contestatrices. Mevlut observe par exemple que les coupures nocturnes de courant préfigurent l’intervention des forces policières ou militaires dans son quartier où s’affrontent violemment, durant les années 1970, nationalistes religieux et gauchistes alévis (p.161). Ce mode de régulation politique de l’électricité plus ou moins tolérant ou coercitif, à visée électoraliste ou intégratrice contribuait de fait à maintenir certaines communautés d’habitants sous la menace permanente de la perte d’accès au service.
Capitalismes urbains et électrification des modes de vie
Au milieu des années 1990, durant une de ses tournées nocturnes qu’il effectue sans discontinuer depuis plus de vingt ans, Mevlut prend subitement conscience que le recours aux paniers descendus dans la rue pour livrer sa boza jusque dans les étages les plus élevés a quasiment disparu des quartiers centraux d’Istanbul. Cet événement anodin déclenche en lui le besoin de philosopher sur la série de mutations qui, distillées à petites doses, l’avaient empêché jusqu’ici d’en mesurer l’ampleur :
"Faire descendre un panier pour les courses était un usage ancien datant d’une époque où il n’y avait pas d’ascenseurs, pas d’interphones, et où il était rare de construire des immeubles de plus de cinq à six étages à Istanbul […] Istanbul avait tellement changé tout au long de ces vingt-cinq dernières années que ces souvenirs luis semblaient tout droit sortir d’un conte. […] Les postes de radio avaient cédé la place à des téléviseurs allumés toute la nuit et dont le volume sonore couvrait la voix du marchand de boza" (p.34-35).
Au crédit du roman d’Orhan Pamuk, on trouve cette volonté de ne jamais dissocier les changements sociaux des transformations matérielles et techniques dans lesquelles ils prennent formes. Cet extrait montre bien que le développement du réseau électrique est indissociablement lié à une dynamique de transformation urbaine. Autrement dit, l’électrification des modes de vie manifestée par la diffusion des ascenseurs et des télévisions sans oublier celle des équipements électro-ménagers dont les ventes explosent entre les années 1960 et 2000, a permis autant qu’elle a été permise par la verticalisation des formes urbaines et la fièvre aménageuse qui s’empare des décideurs politiques en vue d’adapter Istanbul aux standards des grandes métropoles internationales. Ces transformations socio-matérielles étaient par ailleurs entretenues par d’autres phénomènes parallèles comme l’enrichissement de la société, l’émergence d’une classe moyenne ou la redéfinition des normes sociotechniques du confort qui se cristallisera par la suite, à partir des années 1990, autour du développement des dispositifs de chauffage au gaz naturel.
À compter des années 2000, une nouvelle génération de politiques urbaines va accélérer, de manière bien plus intensive mais surtout beaucoup plus violente, la diffusion d’une forme d’ « hédonisme disciplinaire » qui entretient, selon Bonneuil et Fressoz (2013), un « nouveau rapport aux objets et à l’environnement [et à l’énergie] et une nouvelle forme de contrôle social rendant ce rapport désirable ». La recomposition des circuits du capitalisme urbain désormais contrôlés par l’État-AKP et une myriade de puissants promoteurs publics et privés signe en effet la reprise en main vigoureuse du pouvoir central sur les modes informels d’urbanisation. Produit d’une financiarisation des marchés fonciers, d’une forte spéculation immobilière et de la généralisation des crédits à la consommation, elle s’est traduite par le développement d’une offre massive de logements collectifs de différents standings. Mevlut et toute sa famille profiteront directement de cette « gigantesque (re)mise en chantier de la métropole » (Pérouse 2017a) pour s’enrichir. Pour Hasan, son oncle, la rente immobilière relève même d’un droit. Rien ne lui semble en effet plus juste que de tirer profit de son labeur et celui de son père qui, comme tant d’autres migrants anatoliens, ont occupé, construit et aménagé pendant un demi-siècle des lieux de vie désormais ciblés par un projet hégémonique d’urbanisation néolibérale. Bien qu’insensible à la cupidité des intérêts des entremetteurs immobiliers locaux, ces « small-scale capitalists » comme les appelle Pamuk, incarnés par le clan de la famille Vural, Mevlut est contraint d’entrer en 2009 dans le jeu des négociations pour vendre le terrain sur lequel son père avait bâti son gecekondu. Il réussira à devenir propriétaire d’un logement sans âme dans un immeuble de douze étages construit non loin. Face à la destruction progressive des structures collectives d’intégration des individus au sein des mondes urbains et des nouvelles formes de pauvreté dont il est toujours plus difficile de s’extraire, sans doute que l’accès à la propriété privée promu par la transformation urbaine constitue l’une des dernières possibilités d’ascension sociale.
On ne peut par ailleurs s’empêcher de penser que l’ « effrayante matérialité » (p.654) des formes urbaines qu’obverse Mevlut depuis le balcon du logement de son cousin, a eu un impact sur la croissance de la demande d’électricité. Les pylônes électriques banalisés et invisibilisés au fil du temps (p.654) ne sont plus que des marqueurs obsolètes de la modernité urbaine. Ils ont été remplacés par les climatiseurs, ordinateurs, téléphones-portables, autant de nouveaux objets signalant l’évolution contemporaine des rapports collectifs à l’habiter et à l’énergie.
Derrière un cœur, un compteur
Suivre l’électricité à travers les circuits matériels, idéels et organisationnels qu’elle emprunte à différentes échelles pour se diffuser en ville, c’est enfin entrer dans la machine du techno-pouvoir au sens où les différentes fonctions du réseau électrique sont non seulement façonnées par des dispositifs politiques mais servent simultanément à engendrer des modes spécifiques de gouverner. Cette façon de considérer la technique comme une forme à part entière de pouvoir s’exerçant sur la vie quotidienne de la population jusque dans l’administration des conduites individuelles est du reste clairement assumée par Pamuk qui dit s’être inspiré des travaux de Foucault pour écrire son roman. La meilleure illustration en est donnée par le récit de l’expérience vécue par Mevlut en tant qu’agent de recouvrement des factures d’électricité.
Après plusieurs petits boulots éphémères, Mevlut rejoint en 1995 la « Société d’électricité des Sept Collines ». Il y retrouve son ami Ferhat qui l’a convaincu de la belle opportunité économique et professionnelle que cette entreprise pouvait enfin lui offrir. Ce dernier déploie toutes ses compétences d’agent de recouvrement des factures pour retrouver une femme à qui il a coupé l’électricité et dont il est tombé éperdument amoureux. Il est convaincu de ses chances de réussite car « dans cette ville toute le monde a un cœur, et un compteur » (p.569). Ses recherches désespérées le conduisent entre autres à fouiller dans les archives de la compagnie municipale, constituant « toute la mémoire de la consommation et de la vente d’électricité » (p.500) d’Istanbul. Ces documents, dont on peut imaginer qu’ils existent réellement et qu’Orhan Pamuk a pu les consulter durant ses recherches, apportent la preuve que l’électricité a historiquement rempli une fonction de contrôle social et territorial de la population :
"Ils [les archivistes] ont poursuivi le travail en montrant, tels des historiens, dans quels quartiers l’électricité était distribuée dans les années 1930, dans quels endroits on en consommait le plus et que, à cette époque, les non-musulmans étaient encore fortement présents dans Istanbul. En s’appuyant sur les registres aux pages jaunies composés de cent, de cinq cents ou de neuf cents fiches sur lesquelles les agents de recouvrement consignaient tous les détails et les tricheries, les greffiers expliquèrent que, grâce au système mis en place dans les années 1950, chaque agent de recouvrement, à l’instar d’un collecteur d’impôt ottoman, était envoyé dans une série de quartiers déterminés, et qu’ainsi ils connaissaient avec une précision policière tous les citoyens du secteur […]
Des annotations comme « Ils ont acheté un réfrigérateur », « Il a un deuxième radiateur électrique » avaient été écrites pour aider l’employé en charge du relevé des compteurs à évaluer la consommation prévisionnelle d’électricité. À en croire les greffiers, les archives nous donnaient une trace enregistrée très nette de la date à laquelle réfrigérateur, fer à repasser, machine à laver, radiateur électrique et maints autres appareils avaient fait leur entrée dans tel ou tel foyer à Istanbul. D’autres notes du genre « Ils sont retournés au village… », « Absents depuis deux mois pour cause de mariage », « Partis en villégiature », « Hébergent deux personnes de leur région natale » avaient permis de déterminer, au vu de la consommation électrique, les flux de population dans la ville" (p.501-502).
Dans ces archives, il apparaît clairement que les objectifs de la politique d’électrification du territoire national menée à grand train par l’État turc ne s’arrêtent pas aux discours officiels vantant les effets modernisateurs et de cohésion sociale apportés par l’universalisation du système énergétique. Ils semblent aller bien au-delà en utilisant l’électricité, et plus précisément les compteurs et ceux qui sont chargés d’en relever les index, comme des instruments de connaissance (de surveillance ?), extrêmement détaillées, des dynamiques sociales à l’œuvre dans des espaces urbains en pleine mutation et dans lesquels l’État souhaite continuer d’exercer sa souveraineté. En estimant même approximativement les consommations d’électricité des ménages, la compagnie municipale savait qui habitait où et qui faisait quoi à l’intérieur de son logement. Les commentaires, observations et relevés de compteurs consignés dans les archives consultées par Ferhat ne renferment donc pas que la mémoire de la consommation électrique d’Istanbul. Ces renseignements à la « précision policière » sondent également la mémoire des modes de gouvernement locaux en Turquie et pourraient permettre d’interroger l’évolution des relations de domination mais aussi de résistance entre l’État et les citoyens (Aymes, Gourisse, Massicard, 2013).
Au cœur du dispositif panoptique créé par le réseau électrique, les employés de la société municipale sont des acteurs tout à fait centraux, bien qu’ambivalents. Les agents de recouvrement des factures agissent comme des intermédiaires institutionnalisés entre l’État, contrôlant le système de distribution d’électricité jusque dans les années 2010, et les citoyens. En tant que fonctionnaires de terrain, ils se positionnent à la fois comme des interlocuteurs de proximité avec les clients mais aussi comme des témoins oculaires les plus directs de leur mode de vie, avec souvent l’obligation d’entrer dans les logements pour accéder aux compteurs. Devant la tâche ingrate qui lui incombe désormais, à savoir, récupérer les sommes dues par les usagers et repérer les tactiques de piratage et de fraude, Mevlut prend néanmoins conscience de la marge de liberté que s’octroient les contrôleurs. À leur propos, Ferhat explique qu’ils sont pour la plupart des idéalistes/gauchistes comme lui, « disposés à prendre aux riches et à fermer les yeux sur la fronde des pauvres » (p.453). La tolérance dont ils font preuve à l’égard des plus démunis repose néanmoins sur une appréciation personnelle, forcément subjective et potentiellement discriminante, en tant qu’ils disposent du pouvoir d’estimer « tel un expert judiciaire » (p.509) mais sans critères rationnels établis, « lequel est réellement dans l’incapacité de payer, si l’incapacité est totale ou partielle, lequel raconte des bobards alors qu’il est en mesure de s’acquitter de sa dette, lequel est un fraudeur, lequel est sincère… » (p.509). Si les passages décrivant la mansuétude sociale de Mevlut devant les clients fraudeurs versent un peu trop dans le romantisme, ils n’enlèvent rien au choix de Pamuk de ne pas tomber dans la stigmatisation des quartiers pauvres, supposément plus tricheurs qu’ailleurs. La fraude y est décrite comme généralisée, y compris dans les quartiers riches ou de classes moyennes voire même plus intense dans les secteurs industriels, commerciaux ou de loisirs nocturnes qui bénéficient de la protection de réseaux de corruption mêlant policiers, procureurs, mafias et politiciens.
Le dernier trait saillant rapporté par Pamuk à propos de l’évolution de la gestion de l’électricité à Istanbul, c’est la privatisation de la société de distribution et ses conséquences sur l’enjeu du recouvrement des factures. En réalité, il fait plus vraisemblablement référence à la décision prise en 1990 par l’entreprise nationale d’électricité (TEK), alors propriétaire et exploitante du réseau métropolitain, de déléguer par contrat de sous-traitance la gestion de la distribution d’électricité, exclusivement dans la partie anatolienne d’Istanbul, à une entreprise privée. L’impact de cette réforme, prélude à la privatisation strico-sensu des années 2010, se mesure concrètement à travers l’extension des prérogatives coercitives accordées aux agents de recouvrements des factures, ces derniers disposant désormais du pouvoir effectif du couper le courant. Si l’on suit volontiers Pamuk qui décrit une corrélation directe entre la marchandisation du service en réseau au détriment de sa fonction sociale et la diminution drastique des pratiques de piratage (kaçak), on imagine aussi que des nouvelles formes de pauvreté énergétique se sont depuis fortement étendues.
Grâce à un style littéraire épique, restituant avec finesse l’imbrication complexe de personnages ordinaires dans leur environnement social, matériel et politique en pleine mutation, Cette chose étrange en moi fournit au final une occasion agréable d’explorer les liens étroits partagés entre infrastructures énergétiques et la trajectoire contemporaine d’urbanisation d’Istanbul.
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Références
Marc Aymes, Benjamin Gourisse, Élise Massicard, (Eds.), L’art de l’État en Turquie. Arrangements de l'action publique de la fin de l'Empire ottoman à nos jours (Paris, Khartala : 2013).
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous (Paris, Le Seuil : 2013).
Orhan Pamuk, Cette chose étrange en moi (Paris, Gallimard : 2017).
Jean-François Pérouse, Istanbul planète : La ville-monde du XXIe siècle, (Paris, La Découverte : 2017(a)).
Jean-François Pérouse, « Kırmızı Saçlı Kadın ou l’imprévu spatial turn d’Orhan Pamuk », Cahier de L’Herne « Pamuk », (Paris, L’Herne : 2017(b)).