Ces deux épisodes consacrés à la présence syrienne dans la ville d’Irbid sont issus d’une enquête de terrain en cours, sur les modes d’habiter des Syriens à Irbid et les transformations urbaines que leur présence induit. La recherche doctorale au sein de laquelle elle s’inscrit est financée par l’Ifpo dans le cadre de son partenariat avec l’Agence Française de Développement sur les modes d’habiter des populations vulnérables dans les villes de Jordanie.
Alors que le conflit syrien entre dans sa neuvième année en mars 2020, la Jordanie accueille toujours plus de 650 000 réfugiés syriens sur son territoire (UNHCR, mars 2020), nombre relativement stable en dépit de la réouverture du poste-frontière de Jaber en octobre 2018. Vivant principalement dans les villes au Nord du Royaume, entre 130 000 et 180 000 Syriens sont installés à Irbid, soit 7 à 10 % de sa population totale, et influent considérablement sur les différents espaces de la ville qu’ils investissent.
En privilégiant une approche ethnographique qui sollicite entretiens semi-directifs, directifs, observations participantes et arpentages urbains, la démarche générale de géographie sociale vise d’une part à qualifier les pratiques des Syriens déplacés à Irbid. Elle identifie ainsi leurs stratégies aussi bien sur les espaces urbains que sur leur communauté et celles qu’ils côtoient. D’autre part, elle interroge l’évolution des fonctions, des fréquentations et des usages de certaines centralités.
Ce billet aborde la présence syrienne dans une perspective diachronique, à partir d’ouvrages en arabe d’historiens jordaniens (Abū Ghanima, Abū Al-Sha’r). En s’intéressant à la construction sociale de la ville jordanienne depuis la fin de l’Empire ottoman, il évoque ainsi les liens géographiques, administratifs et sociaux entre Irbid et deux villes syriennes, Damas et Dar’a. Par ces différentes connexions, en quoi la présence syrienne se singularise-t-elle à Irbid et constitue-t-elle une continuité avec son histoire ? Dans quelles mesures l’évolution des limites administratives et territoriales a permis un rapprochement entre Irbid et les villes de la région et quelle est la nature de ces relations ?
Construction sociale et prospérité économique de la ville depuis la fin de l’Empire ottoman
La ville d’Irbid, est entourée au nord-ouest par les plaines du lac de Tibériade, au sud par les montagnes d’Ajloun surplombant la vallée du Jourdain. Elle se situe sur un plateau interne qui comprend une ligne étroite de champs et de cultures, rejoignant à l’est le désert d’Arabie (Abū Al-Sha’r 2009, p. 36). Par sa proximité à 60 km de Haifa et de la côte, elle bénéficie d’un climat méditerranéen, avec un hiver bien arrosé et un été sec. La moyenne annuelle des précipitations s’élève à 479 mm, ce qui est largement au-dessus de la moyenne jordanienne de 113 mm/an (Shehadeh 1991, p. 199).
Cette situation géographique est commune avec la ville de Dar’a, localisée à 30 km à l’est d’Irbid. Généralement présentée comme ville jumelle de Ramtha, Dar’a possède également une relation de rivalité ancienne avec Irbid. Au cours de l’ère ottomane, Dar’a était la capitale du Sandjak du Hauran dont dépendait Irbid, alors reléguée au second plan. Pendant près de trois siècles, les Irbidaoui étaient contraints de se déplacer à Dar’a pour réaliser leurs formalités administratives auprès des autorités ottomanes (Abū Ghanima 2014, p. 46). Les habitants d’Irbid obtinrent leur autonomie administrative au milieu du 19e siècle.
La compétition administrative entre les deux villages se transforma en rivalité commerciale relative lorsqu’à partir de 1851, les marchands damascènes privilégièrent les échanges avec Irbid pour sa proximité avec la Palestine. Les deux villes connurent alors un développement social et économique semblable. La construction sociale d’Irbid a été influencée par l’établissement de la Vilayet de Syrie à la fin de l’époque ottomane. En 1851, après le retrait de l’armée d’Ibrahim Basha (chef militaire du Royaume d’Égypte et fils de Mohammad Ali) et le retour des Ottomans, le pouvoir central installé à Damas a cherché à affirmer sa présence et sécuriser le Sud de la Vilayet, en faisant d’Irbid le chef-lieu de la Qada’ d’Ajloun (Rogan et Tell 1994, p. 35 ; Abū Ghanima 2014, p. 46).
Figure 1 : Le bâtiment Dar Es Seraya construit en 1884, est un des principaux repères architecturaux de l’ère ottomane sur la colline d’Irbid. Ancien bâtiment administratif, il héberge désormais le musée archéologique d’Irbid. (David Stanley, « Dar As-Saraya Museum », 2017 (CC BY 2.0))
L’installation des administrateurs, venus de Damas à Irbid, impulsa un mouvement marchand particulièrement actif, qui positionnait Irbid au cœur d’une région céréalière et agricole fertile, devenant avec Dar’a une des principales places marchandes du Hauran. Cette stabilité administrative et économique s’accompagna d’un mouvement de sédentarisation des tribus qui se déplaçaient dans le Bilad Al‑Sham depuis la seconde partie du 18e siècle ; elles arrivèrent principalement du Hauran, de Palestine, de Karak et des montagnes d’Ajloun (Abū Al-Sha‘r 2009, p. 88).
Les activités marchandes entre négociants palestiniens et damascènes s’intensifièrent avec l’arrivée de la ligne de chemin de fer dans la Sandjak du Hauran en 1894, dont la concession avait été octroyée à la Société française des Chemins de fer Ottomans Economiques en Syrie, Beyrouth. Damas. Hauran. La ligne ferroviaire reliait Muzayrib et Damas, puis à partir de 1895, Damas à Beyrouth. Bien qu’elle ne desserve pas la Qada’ d’Ajloun et passe à une trentaine de kilomètres au nord d’Irbid, elle permit aux marchands d’atteindre Damas en 3 heures au lieu de 3 jours, et ainsi de multiplier leurs échanges vers Damas et Beyrouth (Abū Al-Sha‘r 2009, p. 431).
L’arrivée du chemin de fer du Hijaz en 1900 passe largement à l’est d’Irbid, mais une route connectant Irbid à la gare dara’oui fut établie en 1911 et permis aux habitants de la Qada’ d’Ajloun de bénéficier de cette nouvelle voie.
Cet essor économique, Irbid le doit également aux nombreux villages et bourgs alentours qui faisaient d’elle le centre urbain vers lequel convergeaient toutes les routes agricoles. Pourtant, à l’exception du village d’Al-Hosn qui a accueilli des notables damascènes ainsi que des familles chrétiennes du Mont Liban et de Hay el Nasra (Abū Al-Sha‘r 2009, p. 97), ces petites communautés rurales ne connurent pas le même développement social formé de négociants syriens et palestiniens. L’attraction commerciale fit d’Irbid, marché au grain entre la Syrie et la Palestine, une des principales villes notables de la région.
Un attachement durable au nationalisme arabe
Après le retrait de l’armée ottomane d’Irbid, en septembre 1918, la ville est tombée sous le contrôle de l’occupation anglaise. Comme réponse aux intentions coloniales, une délégation irbidaoui prit part au congrès syrien, qui déclara l’indépendance de la Syrie en mars 1920 et la création d’un Royaume Arabe ayant Damas pour capitale et le prince Fayçal bin Hussein comme souverain. Un gouvernement fut alors formé, au sein duquel les notables d’Irbid eurent des positions importantes à l’instar de Ali Khulqi Al‑Sherairi, futur premier gouverneur militaire de la Transjordanie (Abū Ghanima 2014, p. 59).
À la chute du royaume éphémère de Fayçal en septembre 1920, les notables d’Irbid formèrent le gouvernement local de la Qada‘ d’Ajloun, qui rassemblait de jeunes intellectuels urbains de Palestine, du Liban et de Syrie et qui fit d’Irbid sa capitale. Le drapeau syrien en devint l’emblème et la loi ottomane fut applicable. Ce gouvernement encouragea activement les Syriens contre le mandat français et les Palestiniens contre le mandat britannique.
L’arrivée d’Abdallah Ier à Amman en 1921 et la formation de l’Émirat de Transjordanie ont été acceptées par les habitants d’Irbid, percevant dans un premier temps le nouveau gouvernement comme un gouvernement arabe à l’image de sa composition. Progressivement, les intellectuels de la ville ont éveillé la méfiance du pouvoir central, notamment par les actes de résistance pour soutenir la cause palestinienne. En 1936, l’antenne d’Irbid pour le soutien des Palestiniens rassembla combattants et armes qui furent envoyés en Palestine. En septembre 1970, un gouvernement populaire dirigé par les Fedayin fut instauré à Irbid et la ville constitua le dernier bastion de la résistance palestinienne dans le Nord, soutenue par l’armée syrienne.
Si la défense de la cause palestinienne fut la principale préoccupation des habitants d’Irbid au cours du 20e siècle, les Syriens y trouvèrent également refuge à plusieurs reprises : lors de la grande révolte syrienne contre les Français de 1925, puis en 1982, Irbid, à l’instar d’Amman, n’hésita pas à ouvrir une nouvelle fois ses portes aux Syriens de Hama qui fuyaient le massacre du régime Assad contre les Frères Musulmans. Irbid sut tirer profit de cet accueil, bénéficiant d’investissements économiques, à l’image du succès de l’entreprise familiale Al-‘Amari, dont le groupe immobilier éponyme est désormais l’un des plus importants du pays, et qui participe largement à l’expansion contemporaine de la ville.
À partir des années 1940, la route de la Palestine, qui relie Haifa à Bagdad en passant par Irbid, fut réquisitionnée par l’armée britannique pour la circulation des convois militaires (Abū Ghanima 2014, p. 473). Cette restriction de circulation affecta lourdement l’économie de la ville, qui à cette époque reposait essentiellement sur ses activités commerciales. La création d’Israël en 1948 coupa Irbid de la côte méditerranéenne. La ville s’est alors retrouvée dans un angle mort du pays, mais ne perdit pas totalement sa fibre commerciale. Son développement économique fut stimulé par la présence des Palestiniens et le développement des activités industrielles, agro-industrielles, l’artisanat et les savoirs avec la création du campus de l’université de Yarmouk en 1976, puis de la JUST (Jordanian University of Sciences and Technology) en 1985.
Durant la seconde moitié du 20e siècle, la communauté syrienne d’Irbid était partagée entre familles anciennes damascènes, profondément ancrées dans la vie sociale de la ville, et travailleurs, venus principalement du Nord de la Syrie, des régions d’Idlib, de Raqqa et d’Alep. Dans les années 1980, seulement 20 % étaient originaires des provinces de Dar’a et de Soweida (Koumach 1987, p. 156) malgré la proximité de ces deux régions voisines.
Depuis mars 2011, les populations syriennes déplacées à Irbid en raison du conflit sont principalement originaires de Dar’a. Arrivant pour une grande majorité des quartiers nord de la ville syrienne, Dar’a al-Mahata, ces habitants déplacés estiment qu’Irbid leur est familière, par sa culture, sa composition sociale, et leur offre un environnement géographique similaire.
Conclusion
Dans les localités frontalières de la Jordanie, alors que les relations de parenté jordano-syriennes et les relations tribales ont joué un rôle déterminant pour l’accueil d’une partie des nouveaux arrivants syriens, Irbid a attiré les Dar’aoui principalement pour sa position géographique et sa constitution sociale ; les déplacés y ont recherché un environnement géographique, linguistique et culturel proche de leur contexte d’origine, sans pour autant avoir de relations familiales dans la ville jordanienne.
Irbid, deuxième ville de Jordanie entretient des liens étroits avec la Syrie depuis la fin du 19e siècle. En tant que carrefour commercial facilitant l’articulation des mobilités marchandes entre Damas et la Palestine, elle attira notables damascènes et palestiniens, puis tribus précocement sédentarisées. Cette composition sociale la distingua des autres villages du Nord de la Transjordanie. Tout au long du 20e siècle, par l’activisme récurrent de ses habitants, elle affirma sa passion pour le nationalisme arabe. Après avoir subi l’établissement d’Israël et la détérioration des relations jordano-syriennes dans les années 1950 et 1960, en même temps que la montée en puissance d’Amman, elle fut reléguée au rang de ville secondaire et dut faire face à deux afflux successifs de réfugiés Palestiniens en 1948 puis 1967.
La migration syrienne depuis 2011 constitue la troisième vague importante de réfugiés sur son territoire, affectant la ville d’Irbid dans sa structure physique, davantage que dans son organisation sociale et culturelle.
[Cet article a été publié par Les Carnets de l'Ifpo 31 Août 2020.]
Bibliographie
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