[Lahouari Addi est un sociologue et politiste, spécialiste de l'Algérie contemporaine. Professeur à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon, il a publié de nombreux ouvrages et articles, dont Algérie, chroniques d’une expérience postcoloniale de modernisation (Barzakh 2012) et Radical Arab nationalism and political islam (Georgetown University Press 2017). Cet interview a été réalisé par Muriam Haleh Davis pour les deux ans du Hirak. Lahouari Addi y analyse les dynamiques internes au régime algérien, sa réaction face au soulèvement populaire de 2019, et la place de l'Algérie au Maghreb.]
Question : Le mouvement de contestation populaire appelé hirak, qui a commencé en février 2019, a été suspendu il y a un an pour des raisons sanitaires par les manifestants eux-mêmes. Pensez-vous qu’il reprendra dans les prochaines semaines ou les prochains mois ?
Réponse : Le hirak est l’expression d’une profonde rupture entre la population et le régime. Il me semble que dès que les conditions sanitaires le permettront, il reprendra ses marches hebdomadaires. Les nouvelles générations, nées après les années 1980, c’est-à-dire les citoyens âgés moins de 40 ans, ont le sentiment que ce régime est incompatible avec les espérances et les intérêts à long terme de la société. L’économie repose encore sur une ressource naturelle épuisable et ne crée pas de richesses, le chômage pousse certains jeunes à risquer leurs vies en traversant la méditerranée, les services de l’Etat n’arrivent pas à répondre aux demandes de la population, l’université n’assure pas aux étudiants le niveau de formation qu’ils souhaitent, la corruption est généralisée, etc. Les ingrédients d’un profond mécontentement social sont réunis. La population a le sentiment que les dirigeants se désintéressent de leur mission et se soucient plus de leurs intérêts personnels.
Question : Quand vous parlez de dirigeants, qui dirige le pays ?
Réponse : Il y a deux types de dirigeants en Algérie. Il y a les civils qui dirigent l’administration gouvernementale et il y a les généraux qui désignent ces civils sous couvert de partis artificiels et d’élections truquées. Pour faire cesser le hirak, les généraux ont fait arrêter de nombreux ministres, députés et hommes d’affaires accusés de corruption. Ils ont désigné d’autres civils supposés être plus intègres et plus compétents.
Question : Donc le hirak a eu gain de cause.
Réponse : Bien qu’il ait réussi à faire tomber la façade civile du régime, le hirak ne s’était pas arrêté, demandant une transition vers un régime démocratique où les généraux ne désignent pas aux fonctions électives. Les manifestations populaires se sont poursuivies après les arrestations de ministres et de préfets corrompus, demandant la fin de la prérogative des généraux à désigner le président et les députés. Certes, les députés ne sont pas choisis directement par les généraux, mais le service de sécurité dépendant du ministère de la défense choisit les candidats des partis et fixe des quotas de sièges pour les partis à l’Assemblée Nationale. Le slogan le plus scandé dans les marches est « madania machi ‘askaria » (Etat civil et non militaire).
Question : Dans votre article « Le système de pouvoir en Algérie. Son origine et ses évolutions » (revue Confluence, décembre 2020, n° 115), vous analysez le poids de l’armée dans le système politique algérien. Comment expliquez-vous ce poids des militaires dans le champ de l’Etat ?
Réponse : L’indépendance de l’Algérie a été acquise par la violence armée. Le FLN en 1954 a créé une armée clandestine pour mener la guerre de libération contre la France coloniale. A l’indépendance, les civils qui ont créé l’ALN ont été contraints par les militaires à l’exil ou ont été emprisonnés (Boudiaf, Ait Ahmed, Krim Belkacem, plus tard Ben Bella). Le colonel Houari Boumédiène, chef de l’ALN à la fin de la guerre et qui n’était pas une figure historique du mouvement national, a pris le pouvoir à l’indépendance. Il était le prototype de jeunes colonels du Tiers Monde qui voulaient faire la révolution par en haut au profit des masses populaires. Il avait fondé sa légitimité sur un populisme autoritaire qui était en vogue dans le tiers monde dans les années 1960 et 1970. Son projet a échoué, mais les militaires ont gardé le même schéma politique de la primauté du militaire sur le civil. A la fin des années 1980, le système du parti unique a été abandonné, mais le trucage des scrutins permettait toujours au parti du pouvoir, le FLN, de contrôler la majorité de l’Assemblée Nationale.
Question : Est-ce que les généraux contrôlent l'Etat pour s'approprier la rente pétrolière?
Réponse : Les généraux contrôlent l’Etat parce qu’ils considèrent qu’ils sont plus nationalistes que les civils. Pour eux, s’ils passent la main à des civils élus librement par la population, l’Algérie tomberait entre les mains de la France ou des Emirats du Moyen-Orient. C’est leur conviction basée aussi sur l’idée que la légitimité d’un homme politique doit provenir de l’armée, source du pouvoir. Volontairement ou non, ils réduisent l’Etat au pouvoir exécutif en refusant l’autonomie des pouvoirs législatif et judiciaire. Dans un Etat moderne, les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) sont indépendants et sont l’expression de la volonté populaire. Dans un tel schéma, c’est l’électorat qui est source de pouvoir et non une branche du pouvoir exécutif. L’Etat en Algérie n’est pas seulement anticonstitutionnel ; il est a-constitutionnel. Les dirigeants tirent leur légitimité de la branche militaire du pouvoir exécutif et non du corps électoral. Un tel schéma expose les officiers supérieurs à la corruption car, étant la source du pouvoir, ils ne peuvent pas être convoqués par un juge, à moins que celui-ci agisse sur instruction d’autres militaires. Les officiers les plus exposés à la corruption sont ceux qui ont des rapports directs avec l’administration dirigée par les civils : le chef d’Etat-Major, les officiers des services de sécurité, les responsables de la gendarmerie… A l’inverse, un colonel qui dirige une unité opérationnelle et qui n’a aucun rapport avec l’administration civile, vit de son salaire.
Question : Pourquoi le poste de Chef d'Etat-Major est-il susceptible de dérives telles que la corruption?
Réponse : Dans les rapports réels d’autorité de l’Etat, le Chef d’Etat-Major est le supérieur hiérarchique du président de la république. Même s’il est honnête, la pression qu’il subit de la part de ses enfants, de ses frères, de ses beaux-frères et de ses amis est telle qu’il ne peut pas leur refuser de s’enrichir d’une manière qui lui paraît légale. Le général algérien n’est pas à priori un homme corrompu ; il est dans un système de pouvoir qui pousse à la corruption. Lors du procès du général Abdelghani Hamel, l’opinion ébahie a appris qu’il s’était approprié d’un nombre considérable de terrains et d’appartements et qu’il possédait une centaine de comptes bancaires bien fournis. Le général Ghali Belksir, actuellement en fuite à l’étranger, a accumulé une fortune en aidant des hommes d’affaires qui lui remettaient de grosses sommes d’argent. D’autres généraux, en prison ou en fuite, ont importé de la drogue pour s’enrichir. Dans un Etat de droit, peut-être que les généraux Belksir et Hamel auraient été des officiers exemplaires. Il y a certainement des militaires qui ont la force morale pour résister à la tentation ; les corrompus sont pris dans un engrenage qui ne les aide pas à distinguer ce qui est légal et ce qui ne l’est pas.
Question : La restructuration du DRS en 2015 n’a-t-il pas été la victoire d’un président civil sur un appareil militaire politiquement important ?
Réponse : En 2015, l’Etat-Major a été amené à mettre à la retraite des centaines d’officiers des services de sécurité pour avoir été incapables d’empêcher l’attaque du complexe gazier de Tiguentourine. L’Etat-Major a saisi l’occasion pour changer le rapport de force à l’intérieur de la hiérarchie militaire. Le général Tewfik Médiène, chef du service de sécurité, était devenu trop puissant, et le général Gaid Salah, à l’époque Chef d’Etat-Major, a saisi l’opportunité pour l’éliminer. Sa mise à la retraite n’avait pas été décidée par le président. Celui-ci n’a pas un tel pouvoir ; il ne fait que signer des décrets qui lui sont présentés.
Question : L’observation de la vie politique algérienne officielle ne laisse pas apparaître ce poids de la hiérarchie militaire dans le fonctionnement de l’Etat. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Réponse : Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la culture politique algérienne héritée du mouvement national est antimilitariste. Les officiers eux-mêmes sont contre le principe de la dictature militaire. Le régime est civil, mais il est contrôlé par les militaires. Le ministère de la défense envoie les instructions à la présidence qui les envoie aux différents ministères pour exécution. La présidence est une institution qui relie le ministère de la défense aux autres ministères. C’est pour cela que le président est aussi ministre de la défense. Cela permet de mieux intégrer la présidence au ministre de la défense. Pour que ce schéma fonctionne, il faut que le président n’ait pas de convictions politiques et n’ait pas une forte personnalité. Le colonel Houari Boumédiène, mort en 1978, avait une autorité sur l’Etat et sur l’armée, à la différence des présidents qui lui ont succédé. Chadli Bendjedid n’était pas intéressé par sa fonction de chef d’Etat, Liamine Zéroual était subjectif et émotif, Abdelaziz Bouteflika était resté un adolescent jouisseur et Abdelmadjid Tebboune est effacé et incapable de prendre une décision. Seul Mohammed Boudiaf avait une forte personnalité, mais il l’a payé de sa vie puisqu’il a été assassiné cinq mois après avoir été désigné comme Chef d’Etat.
Question : Avec l'hospitalisation du président Abdelmadjid Tebboune, le retour du général Khaled Nezzar dans un avion présidentiel et la libération de Tewfik Médiène, beaucoup d’observateurs de la politique algérienne voient la résurgence de l'ancien clan.
Réponse : L’hospitalisation de Abdelmadjid Tebboune à l’étranger indique que le régime est le même que du temps de Bouteflika. La constitution aurait dû être appliquée pour déclarer la vacance du pouvoir et préparer de nouvelles élections. Mais en Algérie, ce n’est pas sur la base de la constitution que l’empêchement du président est déclaré. Le sort du président dépend de l’Etat-Major et non de la constitution.
Question : L’Algérie appartient à un ensemble appelé le Maghreb ou l’Afrique du Nord. Est-ce qu’il y a des points communs et des différences avec la Tunisie et le Maroc par rapport à la contestation des systèmes politiques ?
Réponse : La Tunisie est en train de vivre les turbulences de l’après-révolution qui a mis fin au régime autoritaire de Ben Ali. Le pays est confronté à une situation économique et sociale difficile qu’exploitent les nostalgiques de l’ancien régime. L’Algérie et le Maroc sont dans une situation prérévolutionnaire dans la mesure où les deux régimes issus de l’indépendance sont usés et sont contestés par une grande partie de la population sous des formes différentes. Du point de vue de la science politique, la comparaison entre l’Algérie et le Maroc est intéressante. Les deux régimes sont autoritaires et, dans les deux cas, le pouvoir exécutif ne reconnaît pas l’autonomie des pouvoirs législatif et judiciaire. Au Maroc, la source de la légitimité du pouvoir exécutif est le roi, tandis qu’en Algérie, c’est la hiérarchie militaire. A ce niveau, il y a une double différence à souligner. La première est que le roi au Maroc est souverain selon la constitution, alors qu’en Algérie, la détention de la souveraineté populaire par la hiérarchie militaire n’est pas inscrite dans la constitution. Le roi au Maroc exerce son autorité publiquement ; la hiérarchie militaire en Algérie l’exerce clandestinement. Au Maroc, le roi a un Premier Ministre ; en Algérie, la hiérarchie militaire aussi a un Premier Ministre, et c’est le président de la république. La deuxième différence est que le roi décide seul après avoir consulté les conseillers du Makhzen. En Algérie, les généraux décident sur la base du consensus, mais souvent ils ne sont pas d’accord. S’il n’y a pas consensus, le sommet de l’Etat est paralysé. Au Maroc, le sommet de l’Etat est homogène, en Algérie, il ne l’est pas.
Question : Est-ce que la question de la transition démocratique se pose dans les mêmes termes en Algérie et au Maroc ?
Réponse : Elle se pose dans les mêmes termes dans la mesure où, dans les deux cas, le pouvoir exécutif refuse que l’autorité publique soit issue des urnes. Mais les deux Etats peuvent devenir des démocraties dans le court terme. Les démocrates marocains veulent une monarchie parlementaire où le roi règne mais ne gouverne pas, comme en Suède, en Espagne, en Grande-Bretagne… Ils ne remettent pas en cause la monarchie marocaine à alquelle sont attachés de nombreux Marocains. . En Algérie, le hirak veut que les généraux ne désignent plus le président et qu’ils ne s’occupent que des affaires militaires. Le conflit n’oppose pas la population à l’armée ; il oppose la population à quelques généraux. Tôt ou tard, les deux pays deviendront des semi-démocraties. Il y a aura des élections libres, la liberté de la presse, l’autonomie du pouvoir judiciaire, mais des relents d’autoritarisme proviendront de la société. C’est normal car la démocratie se construit par étapes.
Question : Il y a un regain de tensions au Sahara occidental. Pensez-vous qu’il y aura inévitablement un conflit armé entre l’Algérie et le Maroc ?
Réponse : Un conflit militaire entre le Maroc et l’Algérie est improbable. J’évoquerais la formule de Raymond Aron : guerre improbable, paix impossible. Les Marocains et les Algériens sont comme des cousins qui se querellent mais ne se battent pas militairement. La guerre des sables de 1963 a été exceptionnelle et n’a duré que quelques jours. Si toutefois une guerre est engagée, le Maroc la perdrait militairement et l’Algérie diplomatiquement. Les deux pays seraient perdants. L’armée algérienne est plus puissante et mieux équipée, mais l’Algérie n’a pas le poids diplomatique qu’elle avait dans les années 1970. Par ailleurs, les Etats-Unis et l’Union Européenne sont hostiles à un conflit armé entre les deux Etats. Ces deux acteurs ont des moyens de pression pour dissuader les uns et les autres de se lancer dans une aventure sans issue.