Il y a quelques semaines, une inspectrice d’anglais a accusé une de mes amies - elle-même professeure d’histoire dans un collège de banlieue parisienne - d’atteinte aux valeurs de la République. Mon amie avait suggéré que, compte tenu du fait que beaucoup de ses élèves étaient d’origine Indienne, il serait intéressant d’enseigner l’histoire de la décolonisation de l’Inde. Le programme d’histoire en troisième laisse le choix à l’enseignant×e de sélectionner une étude sur la décolonisation en Algérie ou une étude sur la fin de l’Empire Britannique en Inde. Mon amie suggérait donc qu’un×e professeur×e pouvait choisir un chapitre adapté aux intérêts de ses élèves pour que ces élèves puissent relier cette histoire à un contexte global. Outrée, l’inspectrice d’anglais s’est exclamée : « D’où avez-vous sorti cette idée ? Depuis quand base-t-on nos cours sur l’origine de nos étudiants ? Ceci est une atteinte aux valeurs de l’École Républicaine ! »
Cet incident est symptomatique de deux problèmes majeurs dans l’actuel débat en France autour de ce que certains appellent la « pensée décoloniale ». Premièrement, la réelle angoisse autour de l’enseignement de la décolonisation et deuxièmement cette idée, qui circule tant ces dernières semaines, que cette pensée décoloniale serait une pensée étrangère à la République, et qu’adapter un programme scolaire aux profils des élèves serait la première étape dans le démantèlement de celle-ci. J’évoquerai ces deux points dans cet essai.
En novembre 2020, peu après le meurtre du professeur Samuel Paty, une centaine d’intellectuel×l×e×s français×e×s ont écrit une lettre ouverte au Monde dans laquelle ils condamnaient « les idéologies indigéniste, racialiste et « décoloniale » (transférées des campus nord-américains) […], nourrissant une haine des « Blancs » et de la France. »[1] Quelques un×e×s des signataires étaient si inquiets qu’ils ont fondé L’Observatoire du Décolonialisme, en décembre 2020, dans le but de surveiller l’évolution de ces idées importées de l’étranger et de protéger les esprits français de ces « tyrannies décoloniales ». Depuis novembre, Le Monde, Le Point, France Culture, Mediapart et nombres autres médias français publient articles, tribunes et podcasts sur ces « guerres de tranchées » autour des questions de race, de genre et de postcolonialisme.[2] Les titres eux-mêmes sont évocateurs. Ainsi voit-on Le Point publier des articles comme : « « Colonialisme », cet autre virus qui frappe la France… » ou encore « Décoloniaux, racialistes, identitaristes : enquête sur les nouveaux fanatiques ».[3] Tandis que de l’autre bord Mediapart affiche des titres comme : « « Race », « Racisme » : les nouveaux masques de l’extrême droite », ou encore « Pour un féminisme décolonial et antiraciste ».[4]
Ce qui est particulièrement déconcertant dans cette angoisse autour des « études décoloniales » c’est que plusieurs historien×n×e×s et politologues - qui au cours de leur carrière ont fait beaucoup avancer notre compréhension des sociétés postcoloniales - publient maintenant des tribunes dénonçant ceux qu’ils perçoivent comme « les tyrans décoloniaux, [ces] fascistes ordinaires. »[5] Parmi ces personnes se trouve le prolifique historien du Maghreb et de l’Islam, Pierre Vermeren. Dans un essai publié en 2012 et intitulé La misère de l’historiographie du Maghreb postcolonial, Vermeren se lamentait de l’absence de recherche sur le Maghreb postcolonial.[6] En 2021, il semble que Vermeren ait changé de message. Dans un article, publié au Point en février et intitulé « Colonial un jour, colonial toujours ? », Vermeren affirme que les historien×n×e×s perdent leur temps à traiter des « sujets décoloniaux du passé » et devraient plutôt se concentrer sur des sujets d’actualité comme la « tragédie des Ouïgours, du rapide génocide des chrétiens d'Orient (moins quatre millions en dix ans), ou de la conversion de milliers de milliards de dollars de la rente pétrolière, depuis quarante ans, en capitaux pour la salafisation du monde. »[7] Dans une émission du « Temps du débat » de février 2021, l’intellectuelle Nathalie Heinich affirmait elle aussi que, si elle n’était pas contre un sujet de recherche sur « les pratiques lesbiennes des plages bretonnes » en soi, ce genre de sujet trivial prenait le pas sur d’importants sujets d’actualités, comme ceux qui inquiètent tant l’Observatoire du Décolonialisme.[8] Vermeren et Heinich opèrent dans une économie de pénurie. Plutôt que de demander plus d’argent aux pouvoirs publics pour la recherche, ils se targuent d’évaluer la valeur de tout sujet de recherche selon ce qu’ils considèrent être le plus intéressant et important et ce qui, en passant, est le plus en accord avec l’idéologie de l’universalisme républicain.
Lire les articles publiés par l’Observatoire du Décolonialisme donne l’impression que ces intellectuel×l×e×s français×e×s en ont « ras-le-bol » de parler du colonialisme, comme s’ils disaient « bon, ça fait soixante ans, laissez-nous tranquille maintenant », ou, comme dirait Vermeren, « colonial un jour, colonial toujours ? » Ces intellectuel×l×e×s veulent rejeter la faute aux pieds des « tyrans africains, féodaux saoudiens » plutôt que d’interroger les réalités institutionnelles et systémiques.[9] Ce faisant, ils sautent à pieds joints dans le piège tendu par lesdits tyrans africains qui, à la suite du processus de décolonisation politique, se sont appropriés les révolutions contre les pouvoirs coloniaux. En monopolisant la production culturelle et intellectuelle, ces gouvernements postcoloniaux (comme par exemple ceux de Tunisie ou du Sénégal) ont propagé l’idée que la liberté équivalait tout simplement à la libération du territoire national. En traitant cette idée comme une évidence, les historien×n×e×s de la période postcoloniale ont limité leurs études de la décolonisation au transfert de territoire entre l’empire et l’état-nation postcolonial, et ce faisant ont restreint le rôle des intellectuel×l×e×s postcoloniaux à celui d’agitateurs anticoloniaux. Cette conception de la décolonisation limite le processus à la relation entre colon et colonisé. Il n’y a alors plus de place dans l’historiographie pour une étude de la décolonisation de l’esprit—un processus qui serait alors interne aux esprits des anciens colonisés.[10]
Cette historiographie invisibilise une génération entière d’intellectuel×l×e×s, d’artistes et de militant×e×s qui savaient fort bien que la décolonisation était un processus de longue-durée. Des artistes-militant×e×s comme le Marocain Abdellatif Laâbi, l’Algérien Jean Sénac, le Mauritanien Med Hondo, ou la Guadeloupéenne Sarah Maldoror comprenaient que décoloniser était, avant tout, entreprendre la libération de l’esprit et de l’âme du sujet colonisé. En effet, dans le Moyen Orient et l’Afrique postcoloniale, nombre de ces intellectuel×l×e×s décoloniaux ont défiés l’autoritarisme des états postcoloniaux, soucieux qu’ils étaient de ne pas confondre la construction d’une identité postcoloniale avec un nationalisme exclusif et répressif. Ces intellectuel×l×e×s savaient que le processus de décolonisation n’était pas complet, qu’une vigilance accrue était nécessaire pour repousser le néocolonialisme et enfin atteindre la libération culturelle, intellectuelle, et psychologique. Contrairement à la génération de leurs parents qui avaient lutté pour l’indépendance politique, ces intellectuel×l×es ont lutté pour libérer leur esprit de la culture du colonialisme.[11] Les intellectuel×l×e×s français×e×s qui travaillent sur le 20ème siècle se doivent de continuer à travailler sur la décolonisation, car pour l’instant nous n’avons écrit qu’une infime partie de l’histoire. Nous devons étudier la décolonisation comme un processus de longue-durée, plutôt que comme le fruit de quelques courtes années et ce faisant dévoiler nombre des personnages qui se tenaient dans l’ombre des états postcoloniaux. Nous ne devons pas reculer devant la difficulté d’enseigner la décolonisation dans toute sa complexité, pour que nos enfants et petits-enfants ne souffrent pas de cette même angoisse qui taraude les membres de l’Observatoire du Décolonialisme.
Un autre aspect marquant de l’agitation autour des « études décoloniales » est l’idée que ces concepts seraient importés des campus Nord-Américains. « Aux États-Unis, où les cultural, decolonial et racial studies dominent les campus depuis des décennies, » écrit Vermeren, « la société est fracturée, rongée par des fantasmes de guerre civile. »[12] Vermeren met en garde ses collègues : si on continue sur le chemin des études décoloniales la France ressemblera bientôt aux États-Unis. Avec ces mots Vermeren se joint au Président français Emmanuel Macron et au Ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer et accuse les supposés partisans d’un multiculturalisme américain, et les professeur×e×s progressistes des campus américains, d’exporter un gospel « woke » qui menacerait la France.
Associer les études décoloniales aux campus nord-américains est probablement la plus trompeuse des idées colportées par l’Observatoire du Décolonialisme. Les membres de l’Observatoire refusent d’admettre que nombre des intellectuel×l×e×s décoloniaux sont, en réalité, de nationalité française, comme Édouard Glissant, Aimé Césaire ou encore Frantz Fanon. Les artistes-militant×e×s qui se sont battu×e×s pour la libération culturelle répugneraient à se faire comparer aux étudiant×e×s « woke » des campus américains. En mars 1966, à Rabat, un groupe de jeunes poètes et artistes marocains, lecteurs avides de Frantz Fanon et d’Aimé Césaire et mécontents des possibilités qu’offraient les institutions culturelles marocaines ont créé leur propre revue, Souffles, pleines de poèmes audacieux, de manifestes décoloniaux et de tribunes radicales. Guidés par l’écrivain Algérien Kateb Yacine, les membres de Souffles ont tenté de décoloniser leur écriture ainsi que leur quotidien. Au cours de ses sept années de publication (de 1966 à 1973) Souffles a décollé. La petite revue littéraire marocaine s’est transformée en véritable forum littéraire par le biais duquel des poètes et artistes du monde entier ont fondé un mouvement contre le néocolonialisme. Au cœur de la mission de Souffles était la conviction que le colonialisme n’avait pas disparu avec l’indépendance politique des pays anciennement colonisés. “L'immense majorité des peuples anciennement colonisés et la plupart des intellectuels, (porte-parole de ces peuples) qui se prétendent restructurés se débattent de plus en plus sans le savoir dans des schémas extrêmement subtils d'aliénation, » écrivit le co-fondateur de Souffles Abdellatif Laâbi en 1967. Les membres de Souffles étaient désireux de ne pas être confondus avec les poètes blancs, les « beatniks », les « chevelus trafiquants de marijuana », ou « autres marcheurs de la guerre et paix, »[13]ils ne comptaient pas battre aux « tam-tams de la victoire »[14] ou se prélasser dans les conforts de l’exotisme ou du folklore, mais plutôt dynamiter « les arcanes pourries des vieux humanismes. »[15]
Les membres de l’Observatoire du Décolonialisme agitent constamment l’épouvantail du séparatisme—affirmant que si la France continue dans ce sens elle finira comme les États-Unis, un pays divisé par ses partis politiques, par ses préjugés raciaux, par ses régionalismes, bref, un pays croulant sous le poids de son passé. Ce qui m’a beaucoup frappé au cours de ces dernières années, alors que je menais ma recherche sur les artistes-militant×e×s postcoloniaux, c’est au contraire la vision d’une humanité commune qui animait ces militant×e×s décoloniaux. Des personnes comme le Marocain Abdellatif Laâbi, l’Algérien Jean Sénac, la Guadeloupéenne Sarah Maldoror, ou encore l’Angolais Mario de Andrade, transcendaient les barrières linguistiques, nationales ou raciales et, de façon générale, rejetaient toutes catégories restrictives, malgré leur réel attrait. Comme beaucoup d’entre nous ces personnes traversaient de larges pans du monde, parlaient Arabe, Français, Anglais, Portugais, Wolof, Kibundu et d’autres langues encore, épissant ces langues dans leur poésie, leurs films, ou leur travail politique. De bien des façons, ils étaient l’incarnation parfaite du type de communauté créole que cherchaient Bernabé, Chamoiseau et Confiant dans leur essai de 1989, L’éloge de la créolité.[16] Comme ces trois intellectuels français, je pense qu’il est bien temps de reconnaître que c’est la créolité qui noue la culture française, cet agrégat d’éléments culturels des Caraïbes, d’Europe, d’Afrique, d’Asie et du Levant que le joug de l’histoire a rassemblé sur un même territoire : la République française.
[Read the English version of this article here.]
[1] Une centaine d’universitaires alertent : « Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni,» Le Monde, 31 octobre 2020, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/31/une-centaine-d-universitaires-alertent-sur-l-islamisme-ce-qui-nous-menace-c-est-la-persistance-du-deni_6057989_3232.html.
[2] Voir par exemple : Samuel Laurent, « A l’université, une guerre de tranchées autour des questions de race, de genre ou d’écriture inclusive, » Le Monde, 15 mars 2021, https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/03/15/a-l-universite-une-guerre-de-tranchees-autour-des-questions-de-race-de-genre-ou-d-ecriture-inclusive_6073126_3224.html; Emmanuel Laurentin, « Guerre culturelle, bataille sociétale : comment qualifier ce qui nous arrive, » Le Temps du Débat, France Culture, 9 mars 2021, https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/guerre-culturelle-bataille-societale-comment-qualifier-ce-qui-nous-arrive; Emmanuel Laurentin, « Le militantisme à l’université pose-t-il problème ? » Le Temps du Débat, France Culture, 22 février 2021, https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/le-temps-du-debat-emission-du-lundi-22-fevrier-2021; Emmanuel Laurentin, « Diversité à l’Opéra : le modèle français fait-il de la résistance, » Le Temps du Débat, France Culture, 6 janvier 2021, https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/le-temps-du-debat-emission-du-mercredi-06-janvier-2021.
[3] Xavier-Laurent Salvador, « « Colonialisme », cet autre virus qui frappe la France… » Le Point, 26 janvier 2021, https://www.lepoint.fr/debats/le-colonialisme-cet-autre-virus-qui-frappe-la-france-26-01-2021-2411231_2.php; Clément Pétreault, “Décoloniaux, racialistes, identitaristes : enquête sur les nouveaux fanatiques, » Le Point, 13 janvier 2021, https://www.lepoint.fr/politique/decoloniaux-racialistes-identitaristes-enquete-sur-les-nouveaux-fanatiques-13-01-2021-2409521_20.php.
[4] Lucie Delaporte, « « Race », « Racisme » : les nouveaux masques de l’extrême droite, » Mediapart, 12 janvier 2021, https://www.mediapart.fr/journal/france/120121/race-racisme-les-nouveaux-masques-de-l-extreme-droite; Guillaume Jacquemart, « Pour un féminisme décolonial et antiraciste, » Mediapart, 18 décembre 2020, https://blogs.mediapart.fr/guillaumejacquemart/blog/181220/pour-un-feminisme-decolonial-et-antiraciste.
[5] François Rastier, « Les tyrans décoloniaux, des fascistes ordinaires, » Le Point, 1er février 2021, https://www.lepoint.fr/debats/les-tyrans-decoloniaux-des-fascistes-ordinaires-01-02-2021-2412151_2.php.
[6] Pierre Vermeren, Misère de l’historiographie du Maghreb postcolonial (1962-2012), (Paris : Éditions de la Sorbonne, 2012).
[7] Pierre Vermeren, « Colonial un jours, colonial toujours, » Le Point, February 23rd 2021, https://www.lepoint.fr/debats/colonial-un-jour-colonial-toujours-23-02-2021-2415129_2.php#xtmc=decolonialisme&xtnp=1&xtcr=2.
[8] Emmanuel Laurentin, « Le militantisme à l’université pose-t-il problème ? » Le Temps du Débat, France Culture, 22 février 2021, https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/le-temps-du-debat-emission-du-lundi-22-fevrier-2021
[9] Rastier, “Les tyrans” op.cit.
[10] Voir: Yoav Di Capua, No Exit: Arab Existentialism, Jean Paul Sartre, and Decolonization (Chicago: University of Chicago Press, 2018), pp. 14-16.
[11] Voir aussi : Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, (Paris : Éditions du Seuil, 1952) et Albert Memmi, Portrait du colonisé, Portrait du colonisateur, (Paris : Gallimard, 1985).
[13] Abdellatif Laâbi, « Lisez ‘Le Petit Marocain’ », Souffles, Numéro 2, (Second Trimestre, 1966), p. 7. See also: Ted Joans, “The Negro and the Hippies,” Box 16:33, BANC MSS 99/244 z, The Bancroft Library, University of California Berkeley, CA, USA.
[14] Mario de Andrade, “Culture et Lutte Armée,” Souffles, Numéro 9, (First Trimestre 1968), p. 54.
[15] Abdellatif Laâbi, « Prologue, » Souffles, Numéro 1, (First Trimestre 1966), p. 6.