Saphia Arezki, De l’ALN à l’ANP, la construction de l’armée algérienne (1954-1991) (Éditions de la Sorbonne, 2022).
Jadaliyya (J) : Qu’est-ce qui vous a fait écrire ce livre ?
Saphia Arezki (SA) : Ce livre est une version remaniée et augmentée de ma thèse de doctorat soutenue à l’université Paris I en 2014 et parue en 2018 en Algérie aux éditions Barzakh. Il était très important pour moi de rendre ma recherche accessible au grand public, particulièrement en Algérie. J’y ai fait plusieurs présentations et le public était toujours au rendez-vous, très curieux et intéressé. Je suis heureuse qu’il soit maintenant disponible en France et j’espère y faire de nouvelles présentations. En effet, pour moi, un travail de recherche prend tout son sens lorsque tout un chacun peut s’en emparer et venir en débattre avec l’auteure. Cela donne lieu à des discussions très stimulantes !
J : Quels sujets et enjeux, ce livre aborde-t-il et avec quels travaux entre-t-il en discussion ?
SA : Mon livre explore le processus de construction de l’armée algérienne à travers les carrières de ses officiers supérieurs entre le déclenchement de la guerre d’indépendance algérienne en 1954 et les élections législatives de décembre 1991 (dont le second tour n’aura jamais lieu), période que l’on retient généralement pour marquer le début de la guerre civile des années 1990. L’armée algérienne est l’objet de nombreux fantasmes mais n’avait jamais été l’objet d’une recherche historique détaillée.
La première partie de l’ouvrage est consacrée aux profils des hommes sur lesquels je travaille à travers leurs origines sociales et géographiques, et leur formation. Elle permet de présenter le corpus d’individus que je suis tout au long de ma recherche. La deuxième porte sur la guerre d’indépendance (1954-1962), période clef pour comprendre la naissance de l’armée algérienne et où se nouent des relations appelées à perdurer des décennies. La troisième partie couvre la période 1962-1991, j’y analyse les enjeux auxquels l’institution militaire se trouve confrontée au lendemain de l’indépendance à savoir : unir, organiser et former cette armée mais aussi des évènements clefs tels que le « redressement révolutionnaire » du 19 juin 1965 qui porte au pouvoir Houari Boumediene ou encore l’accession de Chadli Bendjedid à la présidence en 1979.
J : Qui, espérez-vous, lira ce livre, et quel impact espérez-vous qu’il aura ?
SA : J’espère ce que livre touchera un public varié aussi bien les personnes s’intéressant à l’histoire contemporaine de l’Algérie que les étudiant·e·s en histoire qui voudraient se lancer dans des recherches sur l’Algérie indépendante. En effet, l’histoire de l’Algérie post-1962 reste un champ de recherche encore peu investi, notamment parce que l’on pense souvent, à tort, qu’il n’y a pas de sources permettant d’écrire cette histoire. J’ai moi-même dû faire face à beaucoup de scepticisme quant à la faisabilité d’un tel projet lorsque j’ai débuté mes recherches à l’université sur ce sujet vers 2009. J’espère avoir montré avec ce livre que ce présupposé est faux et qu’il y a beaucoup de matière pour écrire l’histoire de l’Algérie indépendante, y compris sur un sujet qui peut paraître au premier abord impossible à traiter, à savoir l’armée.
Ouvrir des recherches sur l’après 1962 est crucial, l’historienne Malika Rahal en résume parfaitement les enjeux par cette formule que j’aime beaucoup : « les témoins sont tout ce que nous avons, nous autres historiens, pour travailler. Sauf à renoncer entièrement à l’histoire, nous n’avons pas le choix, car si la réapparition d’archives est incertaine, la disparition progressive des témoins, elle, est inéluctable ».
Au-delà des témoins que j’ai rencontrés et interviewés à plusieurs reprises et qui, parfois, ont bien voulu me confier leurs archives personnelles, j’ai bien sûr passé des journées entières dans des centres d’archives, tant en France qu’en Algérie mais j’ai également obtenu des informations précieuses dans des lieux beaucoup plus improbables tels que des musées ou le cimetière d’El Alia à Alger.
J : Quels autres projets préparez-vous actuellement ?
SA : Suite à ma thèse, j’ai entamé des recherches sur les années 1990 et plus particulièrement sur l’internement au Sahara d’environ 20.000 hommes pour la plupart militants du Front islamique du salut (FIS).
Actuellement, je travaille comme conseillère historique pour des projets de film et de théâtre. En effet, j’ai décidé de sortir du monde universitaire et de mettre à profit mes compétences dans un autre cadre. Je travaille par exemple avec une compagnie de théâtre basée en Belgique qui mène une recherche sur la représentation de différentes luttes dans l’histoire et qui aborde notamment la guerre d’indépendance algérienne (mais aussi le Congo-RDC, la Guinée Bissau et le Cap Vert). Ce spectacle d’Adeline Rosenstein s’intitule Laboratoire Poison. J’ai également travaillé avec la metteuse en scène et autrice Tatjana Pessoa, sur un projet théâtral qui, par le biais d’une histoire personnelle, traite notamment de l’histoire contemporaine de l’Angola et de la colonisation. Ce travail exigeant et rigoureux, à la frontière de l’artistique et de l’historique, est extrêmement stimulant et enrichissant ! Le théâtre est un excellent médium pour aborder l’histoire et ses enjeux qui continuent d’impacter, aujourd’hui encore, nos sociétés.
J : Quels sont les principaux apports de votre recherche, selon vous ?
SA : J’ai montré que les positions occupées par les futurs officiers supérieurs de l’ANP durant la guerre d’indépendance et les trajectoires des uns et des autres à cette période étaient surdéterminantes pour la suite de leur carrière.
J’ai réalisé une prosopographie de l’armée qui m’a permis de dégager trois générations d’officiers et cinq groupes distincts qui se succèdent au sommet de l’ANP au lendemain de l’indépendance.
Une première génération composée d’une part de chefs maquisards ayant rejoint l’ALN dès le début de la guerre et d’autre part d’anciens de l’armée française de première génération qui ont souvent combattu en Indochine (1946-1954). Le futur chef d’État-major Tahar Zbiri appartient au premier groupe tandis que le directeur de la gendarmerie sous Houari Boumediene, Ahmed Benchérif (1962-1977) appartient au second. Ces hommes, nés dans les années 1920 ou au début des années 1930, connaissent pour la plupart l’apogée de leur carrière sous Boumediene (1965-1978).
La deuxième génération est également composée de deux groupes qui d’une certaine manière procèdent des précédents. L’un est composé de jeunes envoyés en formation durant la guerre au Moyen-Orient, en Chine et en URSS tel le futur président de la République Liamine Zéroual. Ils sont en quelque sorte les « héritiers » des chefs maquisards. Dans l’autre groupe, on trouve des anciens de l’armée française de seconde génération, les plus connus étant sans doute Khaled Nezzar et Larbi Belkheir. Ces deux groupes connaissent leur ascension sous la présidence de Chadli Bendjedid (1979-1992). Seul leur itinéraire avant 1962 permet de les distinguer tandis que leurs carrières après l’indépendance sont assez similaires. Ils sont nés dans les années 1930, voire au début des années 1940.
Les hommes composant la dernière génération identifiée sont plus jeunes et ont pour la plupart rejoint l’armée après 1962. C’est la génération des techniciens qui accèdera à des postes stratégiques au sein de l’ANP à partir des 1990 mais surtout 2000. Certains étaient d’ailleurs toujours en poste encore très récemment (par exemple Amar Amrani commandant des forces de défense aériennes du territoire en poste jusqu’en décembre 2021).
Extrait du livre (Introduction, pp. 17-19)
« L’histoire de la sécurité militaire reste à faire, comme celle de la Police et de l’Armée. En fait, c’est l’objet “société militaire” qui attend son historien. »
Omar Carlier
« Les informations dont dispose le chercheur à ce sujet [l’ANP] restent à ce jour quasi inexistantes. Force est donc de constater que, sans une étude de terrain, tout ce qui peut être dit sur l’institution et la hiérarchie militaire ne restera que pure spéculation. »
Noura Hamladji
L’Armée nationale populaire algérienne, ANP, institution centrale de l’État algérien, est relativement méconnue. Les extraits qui précèdent datent d’une vingtaine d’années, toutefois leur constat est toujours d’actualité. De fait, seuls quelques travaux font état du lien entre l’armée et la construction de l’État mais aucun ne s’est penché sur cette institution en tant que telle. Jamais ses rouages et son fonctionnement interne n’ont fait l’objet d’une étude approfondie, bien qu’elle soit une institution incontournable de l’État algérien, dont trois des six présidents de la République sont d’ailleurs issus.
Fin 1962, l’Armée de libération nationale (ALN), devenue ANP, forte d’à peine un millier d’hommes lors du déclenchement de la guerre, compte désormais dans ses rangs des dizaines de milliers de combattants. Tout au long du conflit, la direction de l’ALN s’attache à s’organiser et à augmenter le nombre de combattants dans ses rangs. Plus que jamais divisée à la suite de la grave crise qui se déroule durant l’été 1962, elle se trouve face à une tâche immense : transformer cette armée hétéroclite composée en grande partie de combattants souvent illettrés en une armée moderne et professionnelle. Traversée par de nombreux clivages amorcés durant le conflit et exacerbés durant l’été 1962, l’ANP doit faire taire les divisions qui couvent en son sein afin de mener à bien sa transformation.
Ce livre a pour objet de décrire et d’analyser le processus de construction de l’armée algérienne et son fonctionnement interne entre 1954 et 1991.
Pour ce faire, il s’agit tout d’abord de comprendre comment s’est formée l’ALN, puis d’éclairer les mécanismes mis en œuvre pour opérer sa reconversion en une armée nationale professionnelle. Cela impose dans un premier temps d’analyser son émergence et sa constitution afin de pouvoir ensuite saisir les enjeux inhérents à la structuration et à l’organisation de son héritière : l’ANP. Pour appréhender la reconversion de l’ALN en ANP au lendemain de l’indépendance, il est nécessaire de revenir à la période de la guerre et de s’interroger sur la manière et les moyens qui ont été mis en œuvre pour constituer l’ALN. L’accession à l’indépendance ouvre de nouveaux questionnements relatifs aux enjeux et aux acteurs de la transformation de l’ALN.
Le processus de construction de cette armée est indissociable des carrières des militaires algériens qui en sont à l’origine et la composent. On examinera donc à la fois les moyens d’édification d’une armée nationale professionnelle et les hommes qui les ont mis en œuvre. Deux hypothèses découlent de cette double approche : d’une part, les mécanismes d’attribution des postes de direction de l’ANP, au lendemain de l’indépendance, sont étroitement liés à la formation et au parcours des hommes avant et/ou pendant la guerre et, d’autre part, il existe des groupes et des réseaux mouvants au sein de l’ANP qui influent sur son organisation.
Afin de démontrer la première hypothèse, j’étudierai l’influence de divers paramètres (formation, expérience militaire, type de légitimité…) sur l’accès aux postes et leur rotation. Conjointement, j’examinerai la manière dont ces hommes participent à la transformation de l’armée de libération en une armée nationale moderne. Loin de relever d’un processus linéaire, il s’agira de déterminer comment cette transformation impacte leur trajectoire au sein de cette institution.
La seconde hypothèse soulève de nouvelles interrogations, tant pour caractériser les groupes et les réseaux que pour rendre compte de la nature des relations qu’ils entretiennent. Elle se révèle plus difficile à démontrer.
En effet, les sources permettant d’appréhender cette question – hormis les procès et condamnations publiques – sont le plus souvent des sources de seconde main, excepté les rapports de l’attaché militaire français en poste à Alger qui évoquent souvent les rivalités existantes entre les différents officiers de l’ANP. Quant à de potentielles sources orales, l’anthropologue Jeanne Favret-Saada cite une boutade qui résume la situation à laquelle j’ai été confrontée en tant que chercheuse : « Moi contre mon frère, mon frère et moi contre mon cousin, mon cousin, mon frère et moi contre l’étranger. »
Cette boutade schématise bien le fonctionnement interne de l’ANP. Même si des animosités, voire des conflits, surviennent au sein de l’institution, on veillera toujours à présenter une image de cohésion face à ceux qui y sont extérieurs. Tout au plus évoquera-t-on à demi-mot des frictions mais jamais des antagonismes ou des conflits. Il est donc difficile de cerner cette question qui sera néanmoins abordée, essentiellement à travers le croisement des informations recueillies dans les mémoires de militaires et lors des entretiens, étant donné qu’elle interfère avec l’organisation de l’armée.