La criminalisation indistincte des courants de l’islam politique, y compris les plus légalistes (tels les Frères musulmans), aussi bien dans chacune des enceintes nationales européennes, dont la France, que dans celles de ses partenaires du Proche et du Moyen-Orient, apparaît comme l’une des plus néfastes contre-performances diplomatique, politique et intellectuelle de l’Occident en général, de la France en particulier. Elle est notamment aujourd’hui au cœur de l’isolement croissant de la diplomatie française au sein des opinions publiques du monde musulman.
Dans la France de Gérald Darmanin, tout comme dans plusieurs autres pays européens, l’accusation de “proximité avec le frérisme” peut aujourd’hui conduire n’importe quelle structure associative à la “peine capitale” de dissolution. Le Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF) bien sûr, mais également la Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie (CRI) l’illustrent , dont la dissolution a été prononcée sur la base d’accusations aussi fragiles que, par exemple, quelques “likes” antisionistes rebaptisés en autant d’attaques antisémites. L’islamism bashing a créé une nouvelle infraction aux principes de la République : celle de l’exercice illégal de la politique ou, plus simplement encore, de cette élémentaire liberté d’expression dont elle se prévaut pourtant constamment.
Modelée sur le sens commun érigé en connaissance , de la peur et de la haine construites de l’Islam, une nouvelle vague de “frérisme bashing” surfe sur les militances, politicienne ou intellectuelles, d’Eric Zemmour à Marine Le Pen en passant par Caroline Fourest ou Damien Rieu. Cette obsession est nourrie du vieux fantasme de “l’islamisation de la France”. De Hassan Chalghoumi à Mohamed Louizi, l’enthousiaste supporter de Zemmour, en passant par Mohamed Sifaoui, Zohra Bitan ou Zineb Al Ghazaoui, elle est sans trop de surprise reprise en chœur par un quarteron de native informants, érigés en Musulmans modèles à titre d’alibi du racisme, aussi médiatisés que non représentatifs des Musulmans de France qui, dans leur grande majorité, condamnent leurs propos. Ce «frérisme bashing » a de tout temps reçu également la caution d’une frange de l’appareil académique. De Gilles Kepel, héritier français de Bernard Lewis, à Bernard Rougier en passant par Pierre-André Taguieff, le statut de cette chapelle-là est d’être aussi surmédiatisée qu’elle est minoritaire dans l’enceinte académique.
Dans la lignée du concept de « judéo-bolchévique », le trope « islamo-gauchiste » frappe tout critique de l’islamophobie qui n’est pas musulman. En choisissant d’ignorer purement et simplement la demande d’une enquête sur “l’islamo-gauchisme” à l’université formulée par sa ministre de tutelle, Frédérique Vidal, (demande spectaculairement reniée depuis lors par la ministre), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) s’est donné les moyens d'adopter sur le sujet, de concert avec la Conférence des présidents d’université, une posture courageusement explicite confirmant le caractère strictement militant et a-scientifique du concept. Malgré cette résistance, la rhétorique de l’anti-islamisme primaire vient de s’afficher à nouveau sous la plume de l'anthropologue chargée de recherche au CNRS Florence Bergeaud-Blackler dans son livre Le Frérisme et ses réseaux, l'enquête (Odile Jacob 2023).
Le livre se compose essentiellement d’un long inventaire nominatif d’individus ou d’associations basés en France, en Belgique ou plus largement en Europe, dont l’auteure considère qu’ils sont, par des moyens plus diversifiés que strictement religieux (caritatifs, sportifs, etc.) au service d’une logique d’”islamisation de l’Europe” au point de vouloir substituer un “califat” aux institutions fédérales, républicaines ou monarchiques en place.
En vérité, le concept de “frérisme d’atmosphère” énoncé par Gilles Kepel, sponsor intellectuel de l’ouvrage, dans sa préface du livre, ne renouvelle aucunement l’imaginaire du “jihadisme d'atmosphère” qu’il avait précédemment promu avec l’un de ses disciples, Bernard Rougier. L’ouvrage ne renouvelle pas non plus de ce fait l’“islamophobie d’atmosphère” qui s’est installée à la tête de l’État français depuis le ralliement spectaculaire en octobre 2020 du président Macron aux thèses de l’extrême-droite qu’il avait décidé de concurrencer pour assurer sa réélection.
Le livre de Bergeaud-Blackler confirme néanmoins un élargissement du spectre de la criminalisation des musulmans amorcée au cours de la décennie écoulée. La cible initiale de la répression avait été un temps limité légitimement aux candidats à l’action terroriste, membres des groupes dits jihadistes. Mais elle a vite englobé l’appartenance salafiste toute entière, aussi piétistes que puissent être une majorité de ses membres. Au mépris des différences évidentes entre les stratégies d’actions des uns et des autres, elle a ensuite inclus l’appartenance formelle puis la simple proximité avec le courant parfaitement légaliste des Frères Musulmans. Avant même la surmédiatisation de l’apport conceptuel très relatif de Bergeaud-Blackler, le recours à la notion évanescente d’”atmosphère” à l’échelle de toute l’Europe avait ainsi permis, en mobilisant la théorie anglo saxonne du conveyor belt, de stigmatiser la quasi-totalité de la sphère citoyenne musulmane, toutes obédiences confondues.
Des acteurs explicitement extérieurs aux Frères Musulmans, comme les animateurs du Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF), avaient ensuite été condamnés à la “mort citoyenne” et dûment exécutés par les oukases du ministre de l’intérieur qui, sur la base d’une accusation de séparatisme, avait dissous plusieurs centaines d’associations. La nouveauté relative apportée par FBB vient peut-être du fait que des chercheurs explicitement hostiles aux Frères Musulmans (tel Omero Mongiu ou Haoues Seniguer) qui avaient imprudemment accepté d’exposer à l’auteure leurs griefs vis à vis de ce courant …ont été présentés, dans ou en marge du livre, comme autant d’agents masqués participants de la dynamique d'islamisation qu’entend dénoncer l’ouvrage.
A l’analyse, la thématique de criminalisation de l’entière mouvance de la militance citoyenne musulmane développée par FBB se révèle au carrefour de quatre dynamiques réactives portées par différentes catégories d’acteurs
La première ressource de cet anti-islamisme obsessionnel procède, en Occident, d’une banale crainte réactive devant l’affirmation d’un lexique exogène au service d'une affirmation politique entrant en résonance avec la dynamique décoloniale. Ce lexique (qui n’est pas une “grammaire” comme FBB pense pouvoir le faire dire aux collègues qu’elle n’a manifestement pas lus) est ressenti comme une sorte de glas de leur confortable hégémonie coloniale puis impériale. Bien davantage que la vieille concurrence entre les dogmes ou même que celle que produit la laïcité excluante “à la française” et sa volonté de proscrire la présence de ce religieux exogène dans l’espace public, c’est plus vraisemblablement leur statut d’ex-colonisés qui exacerbe aujourd’hui le rejet de la prise de parole et de l’affirmation des musulmans. Avant d’être porteuses d’une religion concurrente, les banales exigences citoyennes des croyants musulmans apparaissent avant tout comme celles des ex-dominés de l’ère coloniale. Elles provoquent dans tous les cas des réactions du plus traditionnel racisme (voir Burgat et Chichah 2023). Notons au passage que les revendications les plus légitimes des descendants des colonisés sont, lorsqu’elles ne proviennent pas d’acteurs se revendiquant de l’islam, tout autant discréditées, non point comme “islamistes” mais comme “identitaires” ou “racialistes”.
Plus près de nous, le second terreau de cette poussée réactive est nourri par l’obsession de la diplomatie israélienne de donner une base exclusivement idéologique -et donc apolitique- à la résistance que suscite très logiquement la violence de son occupation de la Palestine. “Vous avez Ben Laden, nous avons Yasser Arafat” avait ainsi cru pouvoir affirmer Ariel Sharon en 2001, sans même attendre l’affirmation électorale du mouvement de la résistance islamique (Hamas). Il s’agit tout simplement de faire croire au monde que les Palestiniens résistent non pas parce qu’ils sont occupés, mais parce qu’ils sont autant de “fréristes”.
La troisième composante de la dynamique de criminalisation des courants dits “de l’Islam politique” procède des efforts non moins coordonnés et non moins efficaces des autocrates arabes. De Sissi aux Émiratis ou à Bachar al-Assad (en passant par le monarque chérifien, les généraux algériens ou le monarque saoudien), ils ont tous entrepris de surfer sur la vague de l’islamophobie européenne. Un exemple archétypique de cette synergie est la demande exprimée, à Paris, en 2019, par le président égyptien Abdelfatah al-Sissi comme par le prince héritier saoudien MBS, à travers la personne de Mohammad Abdelkarim Al-Issa, secrétaire général de la Ligue islamique mondiale, de lutter non plus contre le terrorisme ou l’extrémisme mais bien plus largement contre ”l’Islam politique”. Ou encore les milliers de dollars déversés sur les auteurs français ayant accepté de noircir l’image de l’allié qatari des “fréristes”, etc.
Le discours “anti islamiste” des autocrates arabes prend enfin appui sur une frange des opposants arabes de gauche ou autres qu’islamistes. Hormis au sein d’un tout petit noyau d’athées parfaitement légitimes, l’hostilité de la gauche à l’égard des Frères date de la rivalité de ces derniers avec Nasser au milieu des années 50. Mais c’est en Algérie, en 1992, qu’elle a pris un nouvel essor, avec l’”éradication” (sic) violente des vainqueurs, islamistes, des élections législatives par un coup d’État militaire soutenu tacitement par la France.
Jusqu’à ce jour, dans l’opinion occidentale et une partie de l'opinion arabe, les atrocités qui ont émaillé cette “décennie noire” algérienne n’ont toutefois été attribuées qu’aux seuls islamistes. Le regard dominant a peiné, ce faisant, à prendre en compte la réalité de l’implication tout à fait directe et parfois même exclusive des Groupes “islamiques”... de l’armée, comme notamment dans l’assassinat emblématique des moines de Tibherine ou encore dans certains des plus terribles massacres de civils résidant dans les régions acquises… à l’opposition islamiste.
Cet unilatéralisme du regard médiatique a très logiquement alimenté le rejet du spectre islamiste tout entier, perçu comme un bloc homogène, sans prise en considération des différences considérables, programmatiques et de modes d’actions des différents courants oppositionnels se revendiquant de l’islam. A l’aube des printemps arabes, cette dynamique de criminalisation unilatérale, puissamment relayée par les régimes autoritaires fragilisés par la poussée protestataire, a trouvé un nouveau terreau. C’est alors en effet que les gouvernements arabes, leurs opposants “de gauche” ou “libéraux,” et leurs partenaires occidentaux traditionnels ont réalisé que les courants islamistes tunisiens ou égyptiens étaient, tous courants confondus, majoritaires dans les urnes. Dans ce contexte, l’affirmation de la frange violente des groupes transnationaux (dont l’Etat islamique) et leur rhétorique provocatrice a renforcé la crédibilité d’une violence inhérente à la seule appartenance islamique, faisant peu de cas d’une réalité de terrain infiniment plus complexe. S’est imposé ainsi une lecture des ressorts de la violence à la fois dépolitisée et essentialisée, c’est-à-dire coupée de ses dimensions banalement politique et sociale.
L’analyse de la “violence islamique” souffre depuis lors de deux faiblesses structurelles : elle méconnaît l’impact déterminant de la substitution des institutions répressives à celles de la représentation politique. Et elle cède ainsi au raccourci de l'essentialisation d’une “contre violence” qui est le plus souvent trivialement politique et sociale. Ainsi par exemple, dans le cas de la Syrie, la répression de Bachar El Assad, est selon les observateurs internationaux (https://snhr.org/), sans aucune mesure avec la violence de Daesh. Comme le souligne Paulo Pinheiro, Président de la Commission d’enquête internationale indépendante de l’ONU sur la Syrie: "Le gouvernement syrien reste responsable de la majorité des victimes civiles". Mais le gouvernement syrien tente d’occulter sa répression , alors que Daesh fait de l’action violente un axe central de sa communication.
De Boualem Sansal à Kamel Daoud en passant, hélas, également par des personnalités telles que les Egyptiens Ala Aswani (qui s’est tardivement repenti) ou Samir Amin et bien d’autres “phares” de la pensée arabe de gauche, les ténors de l’anti-islamisme arabe ont pour dénominateur commun d’opter, dans leur compétition politique contre leurs rivaux islamistes, pour le soutien à la répression visant leurs adversaires plus que pour une compétition électorale qu’ils savent perdue d’avance. L’influence de ces oppositions éradicatrices, très minoritaires dans les sociétés du « Sud », est toutefois proportionnelle à la surmédiatisation que leur accordent traditionnellement les sociétés occidentales.
Tant aux USA qu’en Europe, c’est cette invisibilisation de la matrice trivialement politique et sociale de la violence islamiste, par sa représentation comme ontologique à l’islam, que vise la réthorique islamophobe. Rhétorique bien pratique pour occulter les dynamiques mêmes qui lui donnent naissance.
Parmi les thèmes récurrents de cette rhétorique, la condition de la musulmane, thématique déjà mobilisée lors de la colonisation française de l’Algérie. Pourtant, s’agissant la relation complexe entre la dynamique de “réislamisation” et le féminisme, de nombreuses chercheuses de toutes nationalités, de Faribah Adelkhah à Zahra Ali en passant par Saba Mahmood et Nilüfer Göle, ont démontré qu’islamisme et féminisme ne sont pas mutuellement exclusifs.
Que reste-t-il dès lors de “l’enquête” en question ? Dès 1928, les Frères musulmans sont effectivement, comme l’écrit l’auteure, les fondateurs de la réaction décoloniale. Était- ce là un engagement politique répréhensible? Sans l’ombre d’un doute, s’il faut en croire la baronne Catherine Ashton, cheffe de la diplomatie et ancienne vice-présidente de l’Union Européenne, actrice active en 2013, de l’appui de l’Union europénne à la destitution militaire du premier président égyptien élu démocratiquement, mort après six années de détention; “assassinat arbitraire” selon l’ONU.
Les victimes de l’intense répression de Abdelfattah al-Sissi, fait Grand Croix de la Légion d’honneur en 2020 par la France, tentent depuis de faire entendre leur voix auprès des instances européennes. C’est là que, sans trop de difficultés, l'enquêtrice du CNRS a traqué leur présence. Certes, les frères musulmans en exil multiplient leurs efforts - parfaitement infructueux à ce jour comme l’atteste la médiatisation irresponsable de l’ouvrage qui les criminalise - pour améliorer leur image. Le font-ils avec autant d’efficacité que les innombrables lobbies qui gravitent autour de l’UE, des camionneurs au défenseurs de la marocanité du Sahara occidental ou encore les soutiens inconditionnels d'Israël ? Cela reste à démontrer...
La méthodologie de ce type de recherche sur clavier, qui produit des résultats “hors sol”, répond à de stricts présupposés. Point de contextualisation politique. Point ou si peu de rencontres de terrain directes, ni en Europe ni encore moins dans les terroirs d’origine de l’islam politique, terra à peu près incognita. Toute exigence scientifique de proximité avec le terrain est réduite à une coupable empathie - “Burgat, dit par exemple l’auteure en question, prétend avoir regardé l’islamisme “en face” alors qu’il s’est en réalité tenu “à ses côtés”. On y décrypte l’objet “frériste” à distance, aussi bien historique que spatiale, sans historicité ni perspectives contradictoires autres que grossièrement caricaturées. Contemplé de loin, l’objet frériste l’est ainsi également “de travers”, au prisme des seuls écrits de ses adversaires locaux ou régionaux, inscrits plus effectivement de ce fait dans le registre de la répression socio- politique que dans celui de l’analyse scientifique.
“FBB, pour sa part, est montée d’un cran dans la prise de distance avec l’éthique de la recherche en intégrant dans son bagage conceptuel la prescription normative imposée par le.la chercheur.se “ écrit l’un de ses plus proches collègues, le sociologue des religions Omero Mongiu-Perria. “Elle ne se propose plus uniquement de restituer la réalité d’un champ, elle définit elle-même en amont ce que constitue la « normalité musulmane acceptable » dans notre société et l’islamité qui lui serait antinomique et qu’elle englobe sous le vocable de « frérisme ». D’une manière confuse et sur une posture complètement idéologique, elle décrète que toute signe visible de l’appartenance à l’islam et tout attachement aux normes liées à la pratique cultuelle ou à la consommation traduisent l’appartenance à la « matrice frériste ». Dommage. Car l’enjeu est essentiel. Pour la société française toute entière, comme pour l’”Occident”. Pour l’avenir de leurs relations, essentielles, avec leur indissociable composante et leur incontournable environnement “musulmans”. Et pour leur honneur.