Le chaos provoqué par la tempête Daniel qui s’est abattue sur Derna, une ville de l’Est de la Libye n’est rien de moins qu’apocalyptique. Les deux barrages qui ont cédé après les pluies torrentielles ont inondé la ville et ont arraché les terres sous leurs habitants emportant des quartiers entiers. Cette tragédie a non seulement causé un bilan tragique (avec plus 11 300 morts et 10 100 disparus dans les inondations un rapport de l'ONU) mais elle a ravivé les traumatismes causés par une décennie de guerre civile rendant vulnérables aussi bien les infrastructures que les populations.
S’il y a un consensus autour du lien entre la tempête Daniel et le changement climatique augmentant la fréquence et la gravité des phénomènes météorologiques extrêmes, la réaction des médias occidentaux dominants ne s’est pas faite attendre. Le drame de Derna serait aggravé par l’incompétence des élites locales libyennes, les rivalités tribales et la corruption. La destruction en cours de la Libye est présentée comme le résultat de griefs historiques- à imputer aux legs explosifs du règne de Kadhafi-ayant conduit à une guerre civile, aux conséquences dévastatrices pour la population. Il est vrai que les crises économiques, politiques et sociales interdépendantes sont aggravées par le conflit entre les différentes parties – principalement l’Armée nationale libyenne (LNA) et le Gouvernement d’entente nationale (GNA). Cependant, s’il faut légitimement s’indigner de la responsabilité d’élites politiques et économiques locales se préoccupant moins du sort du peuple libyen que du maintien de leur pouvoir, il ne s’agit pas non plus de prendre des vessies pour des lanternes. Car à quoi assiste-t-on depuis 2011 sinon à une invisibilisation systématique de l’interdépendance entre les dynamiques locales, les rivalités régionales et mondiales, y compris l’ingérence politico-militaire occidentale constante en Libye et à travers le monde arabe ainsi qu’à une consolidation d’un mode impérial d’habiter la terre ?
Il est donc urgent de réexaminer la tragédie de Derna à la lumière d’une histoire longue de colonialisme, de militarisme, de confiscation des ressources naturelles et d’une destruction du vivant et du non vivant aux services de visées hégémoniques occidentales.
Kadhafi, le seul coupable ?
Force est de constater que les représentations véhiculées par les médias ou par les analyses académiques se sont acharnées à réduire tout ce qui est libyen à Mouammar Kadhafi. La richesse des dynamiques sociales, économique et politiques de la Libye ont été systématiquement oblitérés et présentés comme les caprices d’un dirigeant fou.[1] L’importance accordée à la figure d’un seul homme serait renforcée par l’absence d’institutions étatiques modernes en Libye. Un seul prisme est utilisé pour rendre compte du fonctionnement de la société libyenne hier et aujourd’hui : le tribalisme qui aurait donc été minutieusement et habilement manipulé par Kadhafi pour se maintenir au pouvoir et qui expliquerait aujourd’hui le chaos généralisé en Libye. Dans cette vision, la société libyenne si elle existe n’est que l’ombre de Kadhafi. Ainsi, la longue histoire des ingérences occidentales en Libye (crimes du pouvoir colonial italien, sanctions, financement de groupes armés, bombardements, etc) demeure commodément absente du discours médiatique dominant en Occident.
A cet égard, rappelons que les frontières nationales dans les pays arabes (imposées par des accords Sykes-Picot du 16 mai 1916) correspondent moins aux aspirations d’émancipation des peuples qu’à la répartition des influences et des ressources énergétiques entre les puissances coloniales européennes dans la région. Il en a résulté des trajectoires d’étatisation aussi hétérogènes qu’ambiguës. Le lancement de la révolution al-Fātiḥ en 1969 et la création ultérieure de la Jamahiriya en 1977 s'inscrivaient dans une trajectoire plus générale qui avait caractérisé le développement historique de la Libye depuis la défaite de l'Empire ottoman au début du XXe siècle. L’absence d’un cadre institutionnel moderne puise son origine dans l’incapacité historique des autorités coloniales à établir des institutions hégémoniques aux yeux de la population colonisée. Ainsi, la Libye contrairement aux pays maghrébins voisins n’hérite pas d’une administration étatique coloniale. Quant à la monarchie libyenne proclamant l’indépendance en 1951, elle déçoit les attentes du peuple car le pays demeure sous tutelle britannique et italienne et permet aux Américains d’ouvrir une base militaire.
Après son accession au pouvoir, le colonel Mouammar Kadhafi lança, le 16 avril 1973, la révolution culturelle islamique, puis réorganisa en 1977 les institutions de son pays. De la sorte, il soumit la révolution populaire à un régime autoritaire dans lequel les décisions politiques, économiques, militaires et diplomatiques échappaient totalement aux institutions politiques représentatives du « peuple » et aux notions conventionnelles d’État. Ni sauveur, ni démon, Kadhafi adopte le même mode de gouvernement que d’autres dirigeants arabes, lequel est fondé sur une logique rentière essayant tant bien que mal de dompter des structures tribales insolubles dans l’Etat. Rappelons que la Libye est le 4ème producteur africain de pétrole brut et le 17ème mondial et possède par ailleurs la 5ème réserve en gaz naturel d’Afrique. Ces revenus permettent à Kadhafi d’acheter la paix sociale grâce à la vente d’hydrocarbures aux pays européens, avec la France comme principal partenaire.
Cependant, la société libyenne fonctionne dans l’évitement de l’Etat. Elle continue à rejeter ses structures modernes et résiste à la mainmise totale de Kadhafi, tout en continuant de s’opposer à l’impérialisme occidental.[2] Cette Libye supposée être gouvernée par un seul homme qualifié de fou devient très vite une menace pour la stabilité de l’ordre international. Ainsi, l’ingérence occidentale a trouvé le bouc-émissaire idéal. Des bombardements militaires aux sanctions internationales, l’intervention occidentale en Libye a non seulement freiné les ambitions initiales du régime de Kadhafi et de la société libyenne à contrer l’impérialisme mais a elle a également entraîné une violence interne qui a largement contribué au blocage de l’émergence de relations de confiance, de légitimité et de solidarité susceptibles de construire un gouvernement alternatif et un État correspondant aux aspirations du peuple Libyen. Vaincu militairement et idéologiquement, isolé par les sanctions, le régime de Kadhafi a rapidement abandonné ses idéaux révolutionnaires et égalitaires et a perdu progressivement sa légitimité. Kadhafi passe donc progressivement du statut de dictateur tiers-mondiste infréquentable à celui de partenaire fantasque mais néanmoins courtisé, comme l’illustre l’affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy.
Cette longue histoire débouche sur le soulèvement populaire de février 2011, lequel se heurte rapidement au refus du régime de Kadhafi d’écouter les revendications des rebelles et à l’intervention militaire sous l’égide de l’ONU et l’OTAN -dont la France fut le principal moteur-. La militarisation du soulèvement fait sombrer le pays dans un nouveau cycle de destructions et violences intestines. A la conquête des ressources naturelles et du contrôle politique poursuivis par les puissances occidentales (France, USA, UE, etc), se greffe l’incompétence des élites politiques locales et une guerre civile cristallisant les antagonismes entre puissances régionales concurrentes (alliance frériste « turco-qatarie », la coalition EAU-Égypte-Arabie saoudite en soutien d’Haftar, Russie, etc.).
À ce jour, même si les alliances et les acteurs ont changé à plusieurs reprises, la guerre civile et les violences qui en découlent expliquent le chaos généralisé à l’origine de la tragédie de Derna. Mais si cette guerre semble avoir ravagé la plupart des infrastructures du pays, force est de constater qu’elle a épargné les puits de forages et les raffineries de pétrole où se trouvent les grands groupes pétroliers internationaux.
Un mode impérial d’habiter la terre maintenue par la guerre perpétuelle
La phrase célèbre de Hilary Clinton commentant l’assassinat de Kadhafi « We came, we saw, he died », « Nous sommes venus, nous avons vu, il est mort » résume à elle seule la logique de l’impérialisme et la mort imposée aux pays du Sud qui lui est consubstantielle. La guerre perpétuelle en Palestine, en Irak , en Libye, au Soudan et ailleurs n’est pas juste un moyen pour maintenir l’ordre capitaliste mondial mais se révèle être la condition vitale pour maintenir l’hégémonie occidentale dans la région. Les Libyens et les peuples du Sud entendent par la phrase de Clinton: « les Américains, sont venus, nous ont vu et nous ont tué pour se maintenir en vie ». Cette phrase vient rappeler que la fracture Nord-Sud ne concerne pas seulement la production et le transfert de valeur, mais aussi des questions biophysiques et morales qui ne se traduisent pas nécessairement en termes monétaires.
L’ordre capitaliste global est indissociable d’un mode impérial d’habiter la terre qui puise son origine dans l’histoire du capitalisme industriel du 19ème siècle.[3] Ce mode impérial d’habiter la terre est une imbrication de relations de pouvoir et de domination usant de moyens classiques d’extraction des ressources comme la guerre mais également d’innombrables stratégies comme la colonisation des esprits et des savoirs ou l’exportation des modes de consommation et de production destructeurs aussi bien des relations sociales que de la nature. C’est ce mode impérial d’habiter la terre qui est à l’origine du changement climatique, notamment par l’entremise des grands groupes pétroliers.[4] La Libye et le monde arabe plus généralement est parmi les régions les plus exposées aux effets politiques, sociaux et économiques dévastateurs du changement climatique : de la montée du niveau de la mer sur les côtes égyptiennes aux inondations inhabituelles dans les pays du Golfe en passant par l’aggravation des problèmes d’accès à l’eau potable en Tunisie, tous les indicateurs sont au rouge. Or, le monde arabe a historiquement peu contribué au réchauffement climatique du fait d’une économie non productiviste. C’est bien l’impérialisme occidental comme condition de la révolution industrielle qui occupe une place centrale dans l’émergence d’une économie fossile s’étant répandu à travers le globe. L’usage du charbon et plus tard la découverte du pétrole ont non seulement redessiné le paysage de la région arabe mais elles ont affecté durablement la vie des humains et des non humains en introduisant une économie de rente façonnée par l’extractiviste capitaliste colonial et néocolonial. Cette histoire tragique resurgit de manière limpide quand le PDG de Total salue le rachat Marathon Oil Libya, en 2018 : « cette acquisition s’inscrit dans la stratégie de Total qui vise à renforcer notre portefeuille avec des actifs pétroliers de grande qualité et à faible coût technique, tout en consolidant notre présence historique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ».
Force est de constater est que ce mode impérial d’habiter la terre n’est plus l’apanage des pays occidentaux, des acteurs émergents du Sud comme la Chine, l’Inde ou la Russie l’adoptent aussi, exacerbant à leur tour les conséquences écologiques et sociales de cette logique dévastatrice.
La tragédie de Derna montre une fois de plus l’urgence d’une réflexion politique et écologique capable de retracer la manière dont l’histoire et le présent de l’impérialisme occidental, ses complices et ses rivaux est intrinsèquement liée à l’exploitation des ressources et des vies des pays du Sud. C’est ainsi que l’on pourra comprendre la destruction massive de l’écosystème global qui se déroule sous nos yeux et y répondre par des mesures de justice plutôt que par la répétition d’analyses éculées.
[2] L. Anderson, « La Libye de Kadhafi », Maghreb-Machrek, n° 170, 2000, p. 12-15.
[3] Malm, A. (2017), L'anthropocène contre l'histoire, Le réchauffement climatique à l’ère du capital; La fabrique éditions.
[4] Brand, U., & Wissen, M. (2021). The imperial mode of living: Everyday life and the ecological crisis of capitalism. Verso Books.