Fruit du partenariat noué entre les équipes de recherche de l’AFD d’une part et le fonds d’analyse des sociétés politiques (Fasopo, Sciences Po Paris) et le Réseau européen d’analyse des sociétés politiques (Reasopo) d’autre part, cet ouvrage collectif se propose de rendre compte des résultats d'études lancées en février 2012 qui ont porté sur les « Printemps arabes : mythes et fictions ». Il s’agit d’un projet qui a été articulé aux recherches personnelles des auteurs sur la Tunisie et le Maroc, profitant ainsi du cadre institutionnel fécond du Centre de recherches Espaces, Société, Culture (CRESC, Université Polytechnique Mohamed VI de Rabat). Son objectif était « d’analyser les transformations de l’exercice du pouvoir et de la domination à l’heure des printemps arabes à partir des changements au long cours des taxinomies, des classifications et des catégorisations, des manières de penser construites dans le temps et structurées par des imaginaires divers et parfois contradictoires, des méandres des intérêts des logiques des rationalités de tous les acteurs… » (p.8). Vastes et ambitieux objectifs, assurément !
Une réflexion de sociologie historique et comparée du politique
En dépit de son titre qui pourrait laisser attendre une étude de la justice (et de l’injustice) sociale ainsi que des facteurs macro-politiques, économiques et sociaux ayant conduit aux « printemps arabes », L’Etat d’Injustice au Maghreb. Maroc et Tunisie innove en adoptant un angle de réflexion qui allie la sociologie historique et comparée du politique. En effet, l’étude place les événements dans leur contexte historique sur le long terme en adoptant une approche micro-spatiale et une lecture des événements à partir de plusieurs terrains, certes particuliers, mais permettant de dépasser les catégorisations habituelles.
Dans l’Introduction de l’ouvrage (p. 5-22), la dimension réflexive est fermement posée, avec la volonté de refuser la remise en cause des théories de la justice sociale (ce que nous regrettons) considérée comme largement menée ailleurs, et « de remettre la question de l’inégalité au cœur de l’analyse afin de saisir sa dimension relationnelle » (p.9). Les auteurs exposent quatre ambitions de l’ouvrage : la première questionne les modes de gouvernement et la formation de l’Etat ainsi que les asymétries qu’ils génèrent. La deuxième traite des acteurs de la revendication de justice en mettant l’accent sur l’expérience des islamistes au pouvoir et sur leurs échecs à traiter les inégalités. La troisième aborde la question de la justice sociale à partir de diverses perspectives en analysant les modalités de gouvernement et les rapports du « gouvernement » à ses « sujets ». La dernière ambition se propose d’élucider la question de la justice à travers l’analyse des pratiques qui visaient « à soulager des inégalités, pour interroger les changements dans les façons de gouverner mais aussi de comprendre le juste, le normal, l’ordonné » (p.13).
L’ouvrage réunit neuf contributions réparties suivant quatre thèmes et touchant plusieurs terrains en Tunisie comme au Maroc. Les questions soulevées relèvent de problématiques différentes mais s’inscrivent dans les mêmes temporalités et leur mise en œuvre répond aux mêmes objectifs susceptibles de se recouper. La démarche adoptée s’attache à suivre les transformations des acteurs en situation.
Modes de gouvernement et formation asymétrique de l’Etat
Partant du terrain tunisien, le texte de B. Hibou « La formation asymétrique de l’Etat en Tunisie. Les territoires de l’injustice » constitue une véritable introduction scientifique de la thématique de l’injustice. Ainsi, le rappel – un constat plutôt pertinent – des choix de politiques économiques permet à B. Hibou de faire une analyse critique du modèle de développement dans sa dimension régionale, et de mettre en lumière les dynamiques politiques qui portent ces inégalités ainsi que les trajectoires historiques dont elles sont issues. On ne peut que suivre l’auteure lorsqu’elle met l’accent sur la dimension géographique et spatiale de l’injustice sociale et considère que sa compréhension n’est possible qu’à l’aune de la « formation asymétrique de l’Etat ». Tout en reconnaissant que le phénomène de polarisation spatiale caractérise nombre de pays au Sud comme au Nord de la Méditerranée (à l’image de la France), et qu’il illustre la dynamique géographique du capitalisme, ce qui n’est pas spécifique à la Tunisie, elle considère les politiques économiques et sociales comme responsables de l’accentuation de cette polarisation. Le faible impact, selon nous - et non l’absence, comme l’affirme l’auteur - d’une intervention des pouvoirs publics dans les régions intérieures a alimenté ainsi le phénomène de polarisation. B. Hibou considère que si la décentralisation et la régionalisation sont les réformes qui peuvent parvenir à corriger cette injustice sociale (et spatiale), leur mise en œuvre a été difficile lors des deux années d’exercice du pouvoir par Ennahdha.
À propos des politiques sociales, il est par contre difficile de suivre l’auteure lorsqu’elle les considère comme un facteur supplémentaire dans l’accentuation de la fracture régionale. Il y a là une sous-estimation du rôle des mécanismes de fonctionnement et du rôle du Fonds national de solidarité. Contrairement à ce qu’avance l’auteure, les ressources de ce fonds ont servi à financer des programmes d’amélioration des conditions de vie des habitants des zones rurales les plus « en retard » ( qu’il s’agisse de régions intérieures ou littorales) afin de les désenclaver, car il est difficile d’obtenir des financements pour de tels investissements à partir de crédits obtenus auprès des institutions internationales ou des banques privées étrangères. Les investissements nécessaires sont d’un montant trop élevé et le retour sur investissement d’un nouveau trop faible pour que les critères d’obtention de prêts sur le marché international soient remplis. C’est pourquoi il est fait appel au FSN pour suppléer ces sources de financement. De plus, le FNS ne finance ni les infrastructures lourdes ni les grands équipements et ne fournit pas d’aides sociales contrairement à ce qui a été avancé par les auteurs de cet ouvrage.
Le texte de Hamza Meddeb, « Rente frontalière et injustice sociale en Tunisie », « cherche à analyser la manière dont l’économie politique de la conscience tribale s’insère dans la fabrication locale du politique » (p.66). Il retrace l’évolution de l’économie de la frontière à l’aune des bouleversements politiques que les régions frontalières ont connus et étudie la manière dont l’Etat les a gérés.
Enfin, le texte d’Irene Bono « La démographie de l’injustice sociale au Maroc. Les aléas de l’appartenance nationale » étudie les limites des dynamiques d’inclusion des jeunes dans la société marocaine, lesquels représentent les acteurs les plus touchés par la marginalisation et l’injustice sociale. On peut regretter que l’auteure consacre un peu trop de place à des développements qui ne s’insèrent pas vraiment dans la problématique posée dans cet ouvrage.
Les acteurs de la revendication de justice
M. Tozy et B. Hibou, dans « L’offre islamiste de justice sociale. Politique publique ou question morale » et M. Tozy, avec « Les enchaînements paradoxaux de l’histoire du salafisme. Instrumentalisation politique et actions de sécurisation » analysent l’expérience des islamistes au pouvoir et de leurs échecs à traiter les inégalités. Que se soit au Maroc ou en Tunisie, nous suivons les auteurs qui considèrent que les islamistes ont relégué la question de la justice sociale hors de la sphère des politiques publiques, partageant ainsi avec les autres élites politiques « un imaginaire de l’Etat et de l’exercice du pouvoir historiquement construit » (p.170). En dépit d’un discours centré sur les pauvres, les politiques sociales des islamistes au pouvoir sont, comme l’affirment les mêmes auteurs, dirigées au Maroc vers les classes moyennes qui constituent leur principale clientèle politique alors que les islamistes tunisiens ont axé leurs réflexions sur « l’économie sociale et solidaire » plutôt que sur l’injustice sociale. Le désir de se maintenir au pouvoir les a entrainés dans des jeux de concessions, faisant ainsi prévaloir le compromis et la modération. Enfin, nous ne sommes pas convaincu que le long développement consacré au salafisme ait véritablement sa place dans cet ouvrage, son principal intérêt résidant dans sa conclusion qui relève l’absence des questions économiques et de justice sociale dans le dispositif intellectuel du salafisme.
Justice sociale et modalités de gouvernement
Les mouvements sociaux qui ont éclaté au Maroc (mouvement du 20 février 2011) comme en Tunisie (mouvement social du bassin minier de Gafsa de 2008) font l’objet de deux textes qui interrogent les modes de traitement des inégalités sociales et régionales dans les deux pays. Dans le cas marocain, selon I. Bono qui signe « L’emploi comme "revendication sectorielle "La naturalisation de la question sociale au Maroc », les pouvoirs publics ont, d’une part, toujours rencontré des difficultés à reconnaître comme politique des questions relatives à la façon de penser, de produire et de gouverner l’économie nationale, ce qui les a conduits à soustraire la question de l’emploi des conflits politiques, la transformant ainsi en une revendication sectorielle sans aucun contenu politique (p.261). D’autre part, le mouvement social (du 20 février) a quant à lui été incapable, durant les deux années où il a été actif et populaire (2011-2012), de politiser les revendications sectorielles.
Le texte de B. Hibou « Le bassin minier de Gafsa en déshérence. Gouverner le mécontentement social », centré sur ce territoire riche en phosphate, représente une tentative réussie pour décrypter la boite noire du gouvernement d’un territoire marginalisé et relativement défavorisé du Sud tunisien et qui visait un traitement des inégalités sociales et régionales dans le pays. L’auteure a mis en exergue les enjeux de l’intermédiation, le contrôle clientéliste et la problématique du « partage de la rente » par le biais d’une entreprise publique, la CPG (Compagnie des Phosphates de Gafsa) qui a été en mesure de manipuler la section régionale du syndicat national (UGTT), aboutissant ainsi sa domestication en l’instituant comme médiateur. Ses principaux leaders ont de fait été impliqués dans la sous-traitance économique, ce qui a permis le renouvellement de la « sous-traitance politique » qui caractérisait jusque-là l’exercice du pouvoir et les relations entre centre et périphérie (p.334).
B. Hibou estime que le retour des tensions dans le bassin minier après le 14 janvier 2011 est essentiellement dû à la crise de l’intermédiation, le syndicat ne remplissant plus cette fonction. Elle considère que si le pouvoir politique reste silencieux sur tous les problèmes de la région et privilégie une attitude d’immobilisme et d’attentisme, c’est qu’il parie sur l’épuisement du mouvement social ; il n’en continue pas moins à créer des emplois sociaux et à distribuer des aides sans contrepartie en l’absence d’un nouveau modèle de développement qui serait en mesure de rompre avec l’articulation asymétrique du littoral et de l’intérieur.
« Le gouvernement du social »
Le dernier volet de ce livre interroge la question de la justice à travers les processus de construction hégémonique et bureaucratique (p.12). Le texte de H. Meddeb, « L’attente comme mode de gouvernement en Tunisie », propose de comprendre la manière dont l’attente s’est imposée comme mode de gouvernement de la question sociale à travers l’étude du rôle du délégué, en tant que représentant de l’Etat au niveau local, et son face-à-face avec la population en quête d’emplois et d’aides sociales, ce qui représente un point d’entrée pour comprendre le gouvernement de l’injustice sociale (p.349).
En réalité, ce texte nous a déçu, principalement parce que, selon nous, il est trop construit à partir de on-dit non vérifiés, provenant de sources discutables et, trop souvent, mal informées. Cela est le cas, par exemple, du chef de cellule du RCD à Sfax et d’un certain nombre de délégués nommés par le nouveau gouvernement qui, comme le reconnaît l’auteur lui-même, sont sans expérience dans l’administration territoriale et manifestent même une méconnaissance du fonctionnement de celle-ci. Ainsi en est-il lorsqu’il est affirmé que les secrétaires des fédérations du RCD étaient désignés par le haut, alors qu’ils étaient élus ; ou que les délégués commettaient des malversations pour payer les ouvriers des chantiers (alors que paiement des ouvriers des chantiers se fait par le régisseur du conseil régional), ou encore que les gouverneurs détournaient des sommes collectées au titre du 26-26 pour les redistribuer aux délégués : d’une part, les délégués n’avaient aucune prérogative financière et ne pouvaient garder par devers eux un quelconque fonds de roulement, petit ou grand ; et les gouverneurs avaient d’autres solutions pour financer les jeunes chômeurs et les familles nécessiteuses – par exemple les ressources de l’Union tunisienne de Solidarité sociale ; ou les structures même du Parti RCD qui disposaient de fonds pour les activités sociales – que de détourner le produit du 26-26. Cela ne signifie pas que le régime de Ben Ali n’ait pas connu de malversations ou de détournements de fonds, à tous les niveaux de l’échelle administrative et politique. Mais ils ne revêtaient pas la forme que l’auteur leur prête. La question est politiquement suffisamment importante pour que l’analyse que l’on en fait ne se limite pas à des assertions non vérifiées (un seul type de sources ne peut suffire) ; quant à la comparaison que l’auteur tente du rôle des délégués sous Ben Ali et dans la Tunisie post-révolutionnaire (p. 366), elle mériterait de bien plus amples investigations pour que ses conclusions soient crédibles.
Enfin, le dernier chapitre, « Gouvernement personnel et gouvernement institutionnalisé de la charité. L’INDH au Maroc », cosigné par B. Hibou et M.Tozy, retrace une série d’expériences et d’observations menées dans le cadre de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) et des Plans communaux de développement des provinces au Maroc entre 2007 et 2013. Les auteurs expliquent comment l’INDH consacre « la légitimité gouvernementale des associations » qui ont été mises sur le devant de la scène afin d’agir en faveur des pauvres et des démunis, étant donné qu’elles ont été considérées comme aptes à comprendre les questions de justice sociale, ce qui les a positionnées comme des acteurs incontournables du gouvernement du social (p.382). De ce fait, l’INDH a transformé une grande partie de ces associations en intermédiaires bureaucratiques à l’interface des différents acteurs institutionnels ou de la population.
Pour finir, les contributions à cet ouvrage répondent globalement à ces quatre grands axes pour la recherche sur les printemps arabes en Tunisie et au Maroc. Ces soulèvements populaires ont reposé, pour une large part, sur la question de la justice sociale, et de ce point de vue, les contributions de cet ouvrage contribuent à mieux baliser cette problématique et à « relativiser la permanence de l’événement comme aune d’analyse ». Aussi comme l’a bien démontré B. Hibou, l’analyse a démontré que la « révolution » n’a pas constitué une rupture, mais a été appréhendée comme le signe d’échec d’un modèle de développement dépassé.